Minute rédigée par Frédérique Doucet
Lire un roman ou une nouvelle de Cortázar, c’est pénétrer dans une inquiétante étrangeté, flotter entre deux mondes. Chez cet Argentin naturalisé français à la fin de sa vie, le réel et le fantastique ont des frontières élastiques et poreuses. La normalité bascule, par petites touches, naturellement. Pour ce romancier, rien n’est plus naturel que l’étrange.
L’atmosphère de la nouvelle Las armas secretas paraît d’ailleurs parfaitement réaliste. Dans sa chambre du quartier Saint-Sulpice à Paris, Pierre attend Michèle qui tarde à venir. Le jeune homme s’inquiète, sans vraiment de raison, puis lui viennent des pensées bizarres, qui n’ont rien à voir avec sa situation (un fusil de chasse, Enghien).
La jeune fille aussi a un comportement surprenant. Bien qu’amoureuse de Pierre, elle se refuse à lui et semble en avoir peur. L’attitude de ce dernier est changeante, tendre puis violente. Il a toujours dans la tête, comme une obsession, une mélodie allemande hors de propos et l’image d’une maison vieillotte avec une boule de verre sur la rampe d’escalier. Celle de la maison de Michèle à Enghien ?
Qui sont-ils vraiment tous les deux ? Qu’est-ce qui, dans le passé de Michèle, motive son instinctif rejet de l’homme dont elle est pourtant amoureuse ? Cortázar nous le laisse entrevoir mais discrètement, comme de petits messages subliminaux qu’il faut savoir capter au bon moment. Comme une lucarne qui s’ouvre et se referme aussitôt sur une vision incongrue.
Le quotidien, chez cet écrivain, se nourrit de tout : vérité, mensonge, impression, réalité, angoisse, sérénité. Pourquoi vouloir démêler l’écheveau par la seule raison ? Mieux vaut accepter cette familière étrangeté à laquelle on ne saurait échapper.
Julio Cortázar, Las armas secretas, trad. par Laure Bataillon, Gallimard Folio bilingue, n° 35, 1993.