La muraille éternelle

Barrière protectrice qui en même temps le coupe du monde, les Andes millénaires sont là, transformant le Chili en île. Portant les traces de vingt mille ans de civilisation, la montagne majestueuse et enneigée est le témoin immuable de l’existence du pays.

La cordillère mythique sert désormais de toile de fond et de symbole au dernier documentaire de Patricio Guzmán : La Cordillère des songes. Le film conclut une trilogie commencée avec Nostalgie de la lumière et poursuivie avec Le bouton de nacre. Cependant, malgré une situation géographique différente pour chaque opus, c’est le même thème que le cinéaste traite sans relâche : le séisme causé par le coup d’État de Pinochet le 11 septembre 1973 et ses répercussions sur le pays et ses habitants. La beauté des images et la poésie avec laquelle elles sont filmées s’opposent à la violence de la situation qui nous est dépeinte.

Outre l’auteur, plusieurs artistes s’expriment tour à tour, livrant leur manière de ressentir la présence de la Cordillère au quotidien et leurs souvenirs tragiques du passé. Un sculpteur nous explique qu’il fut assigné à résidence chez lui, avec sa famille. En réalité, ils servaient d’otages au régime au cas où des « subversifs » toucheraient à des cadres militaires ou à des membres du gouvernement. Une chanteuse évoque ses souvenirs d’enfant, déstabilisée par les adultes qu’elle voyait désemparés, impuissants, en proie à une peur dont elle ne comprenait pas la cause. Mais c’est un écrivain qui explique le mieux la fable du Chili écrite par la dictature. Les dirigeants ont construit une mythologie, ont créé un ennemi aux mille têtes qu’il fallait à tout prix combattre pour préserver l’intégrité et la stabilité du pays. Il compare les opposants à des « cellules cancéreuses » affectant le corps. Pour le sauver, il faut éradiquer la maladie. Ce fut fait sans pitié et sans état d’âme.

Pablo Salas, un cinéaste resté au pays (contrairement à Patricio Guzmán, exilé juste après le coup d’État et vivant désormais en France) filme depuis près de trente ans tout ce qui s’y passe, en particulier les multiples manifestations pacifiques réprimées par la violence. Par bonheur, il n’a jamais été inquiété. Son but : montrer aux Chiliens des témoignages de leur propre histoire, ce qu’on a souvent voulu leur occulter. Il analyse le succès du régime dictatorial grâce, soi-disant, à l’économie. Le système économique néolibéral qui y a été introduit sert d’alibi à tous les excès. Les riches y nagent dans la prospérité tandis que les pauvres peinent à boucler le mois. Le Chili a été peu à peu vendu aux entreprises étrangères venues s’y installer en quête de profit et de pérennité. On leur a garanti la stabilité et ils ne se sont pas préoccupés de la façon dont elle était obtenue. La plus grande ressource du pays, le cuivre, appartient désormais à une puissance étrangère. Dans certaines régions, 80 % du territoire est privé !

Il n’est pas étonnant que de nouvelles émeutes contre les inégalités ensanglantent le Chili depuis quelques semaines. La Cordillère millénaire n’a pas su protéger tous ses enfants. Il faut pourtant espérer qu’elle sera, bientôt, le témoin de jours meilleurs.

Patricio Guzmán, La Cordillère des songes (La Cordillera de los sueños), film chilien, sorti en salles le 30 octobre 2019.

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