Victor : victime et témoin de la dictature en Argentine

Minute rédigée par Frédérique Doucet

            index2016, pour l’Argentine, est un triste anniversaire puisqu’on y commémore les 40 ans du coup d’état qui installa une des plus féroces dictatures d’Amérique Latine (24 mars 1976).

            Alice et Cécile Verstraeten, deux jeunes Françaises, l’une anthropologue et enseignante à l’université Lyon 2 et l’autre cinéaste, se sont intéressées de très près à la période. À Buenos Aires en particulier, elles ont rencontré de nombreuses victimes directes ou indirectes de l’époque et ont choisi, pour leur documentaire réalisé en 2009, Victor Bastera. C’est de ce film, présenté dans le cadre du festival Belles Latinas de Lyon, dont je vais vous parler.

            Comme elles nous l’expliquent après la projection, les deux auteures ont choisi de se focaliser sur un seul personnage, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord pour pouvoir approfondir son histoire, prendre le temps nécessaire pour que Victor se raconte. Ensuite, pour que le spectateur ne soit pas perdu au milieu de plusieurs récits et puisse, lui aussi, s’attacher à la personne dont on lui conte la tragédie.

            Il fallait encore, nous disent-elles, quelqu’un qui sache parler sans succomber à l’émotion et dire des choses très dures de façon audible par tous. Victor Bastera était la personne idéale, tant pour ces qualités que pour l’expérience terrible qu’il a vécue.

            À l’époque des faits, il est typographe. Tous les matins, il va au travail en vélo et lance, le long du chemin, les tracts qu’il a imprimés. On lui tire régulièrement dessus, mais il est le plus rapide et s’échappe –jusqu’au jour où il est arrêté avec sa compagne et sa petite fille. Ces deux dernières seront relâchées au bout d’une semaine, mais lui, torturé et ayant fini par parler lorsqu’on le menace de s’en prendre à sa progéniture, reste en détention dans le centre clandestin de l’ESMA.

            Avoir parlé le dégoûte, il ne se reconnaît plus dans le miroir et a envie de se suicider. Il y renonce pourtant et va être employé de force par ses tortionnaires. Ils ont sans cesse besoin de faux papiers pour les opérations qu’ils mènent. En tant que typographe, Victor est bien placé pour accomplir cette besogne. Il est chargé de prendre en photo tous ceux qui transitent par ce camp et de leur fournir des documents en règle. Sans d’abord savoir bien pourquoi, Victor garde toujours un exemplaire de chaque photo qu’il prend. Il les cache très soigneusement et, comme il propose aux photographiés de leur remettre les négatifs en plus de leur portrait, il gagne peu à peu leur confiance. De plus, on le croit benêt, ce qui sert ses intérêts. Sa détention va durer jusqu’à la fin de la dictature, mais il a droit à des « permissions ». Il sort donc en secret les documents compromettants qu’il détient. Inoffensif aux yeux de tous, on le fouille peu ou mal.

            C’est ainsi qu’il va archiver une documentation impressionnante sur les personnes ayant participé aux exactions commises à l’ESMA (et peut-être ailleurs).

            Victor Bastera a été grand témoin à de nombreux procès, car les preuves qu’il a accumulées sont accablantes. Toutefois, il garde encore des réflexes de prudence et ne se sent jamais parfaitement tranquille. Les cinéastes nous disent d’ailleurs qu’en 2015, au moment d’un procès capital, il a été victime d’un attentat. Il a heureusement survécu.

            Il a donc eu plus de chance qu’un autre témoin crucial qui, en 2006, juste avant d’aller témoigner, a disparu et dont, dix ans plus tard, on est toujours sans nouvelles.

            Souhaitons que Victor et bien d’autres encore puissent continuer à faire entendre leurs voix et à faire en sorte que justice soit rendue, dans un pays où le gouvernement devient de plus en plus négationniste.

Cécile et Alice Verstraeten, Victor, documentaire 2009.

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