Sinistre plaisanterie

UnknownMinute rédigée par Frédérique Doucet

1955. Dans une petite ville espagnole comme les autres, où tout le monde se connaît, se salue tout sourire et se critique sitôt le dos tourné, un groupe de trentenaires s’ennuie. Sans aucun centre d’intérêt pour les occuper une fois leur travail achevé, ils se retrouvent au Cercle, puis au café, à la promenade dans la Calle Mayor où tous les citadins se côtoient, puis terminent au bar la soirée. Soir après soir, c’est le même rituel, inlassablement. Certains sont mariés, d’autres encore célibataires. Tous se comportent comme des adolescents attardés, criant fort dans les rues après leurs beuveries ou faisant des farces de mauvais goût aux personnes plus sérieuses qui ne se mêlent pas à leurs gamineries.

Parmi les nombreuses femmes qu’ils croisent régulièrement dans la Calle Mayor, il en est une qui suscite plus ardemment leurs quolibets : Isabel, 35 ans et toujours célibataire. Tous les habitants sont persuadés qu’elle restera vieille fille, d’autant plus que sa seule distraction semble d’aller à la messe et d’assister à des processions en l’honneur de la Vierge.

C’est alors que le groupe a l’idée de lui faire une plaisanterie. Juan, beau garçon à l’air plus raisonnable que ses congénères, va s’y prêter. Un peu à contrecœur, il est vrai, mais il faut bien s’amuser. Il va faire croire à Isabel qu’il est amoureux d’elle et compte l’épouser, puis, lors d’un grand bal organisé pour l’occasion, la vérité éclatera au grand jour ! Ils se réjouissent déjà en imaginant la tête que fera la pauvre jeune femme !

Isabel, d’abord un peu sceptique (elle est bien consciente de sa situation et de sa réputation), se laisse bientôt prendre au jeu de la séduction puis tombe réellement amoureuse de Juan. Elle rayonne, la perspective d’avoir enfin un mari et peut-être des enfants la transforme. Elle se met à vivre, à faire des projets.

Cependant, la réussite totale du plan aussi machiavélique qu’inhumain qu’ils ont ourdi commence à inquiéter Juan. Un dilemme le taraude. S’il dit la vérité à Isabel, lui avoue qu’il ne l’aime pas et que ce n’était qu’une plaisanterie, il la détruit. Mais s’il va jusqu’au bout et qu’il l’épouse sans amour, il se détruit lui-même. Il comprend enfin la portée de son acte mais n’arrive pas à opter pour une solution, les deux étant mauvaises. Il fait donc appel à un ami madrilène, Federico. Celui-ci lui conseille d’avouer la vérité à sa « fiancée », ou bien c’est lui qui le fera. Juan qui, malgré ses tentatives, n’y parvient pas, menace de se suicider ou de s’enfuir.

Constatant la disparition du prétendant au moment où la vérité devait se révéler, lors du bal, faisant d’Isabel, vieille fille humiliée, la risée de toute la ville, Federico va à la rencontre de la malheureuse et lui confesse toute l’histoire. Celle-ci, d’abord incrédule puis terrassée par la nouvelle, reste cependant étrangement calme. Federico lui propose de l’accompagner à Madrid où personne ne la connaît. Protégée par l’anonymat, elle pourra continuer à vivre sans être victime des regards moqueurs ou apitoyés. Il l’attendra le lendemain, si elle décide de partir.

Le film se termine à la gare. Federico l’aperçoit. La musique grandiloquente nous fait croire à un drame. On l’imagine, moderne Anna Karénine, se jetant sous le train pour en finir avec toutes ces humiliations. Mais non. Elle n’est qu’une simple femme espagnole modelée par des années d’abnégation. Le train part. Elle retourne à son destin de vieille fille, observant la vie derrière la fenêtre, embuée de pluie, de son appartement. Sinistre plaisanterie. Sinistre existence.

Juan Antonio Bardem, Calle Mayor, film espagnol, 1955 primé à Venise en 1956.

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