Contre nature

Minute rédigée par Frédérique Doucet

Contre nature

Pour une lectrice comme moi du même âge qu’Alexandre, le protagoniste principal, la lecture du dernier roman de Serge Joncour, Nature humaine, est à la fois une plongée dans les souvenirs et un éclairage rétrospectif sur la période des années 80 / 90.

Il commence à l’été 76 qui, entre tous, a marqué ma mémoire. Alors, on ne parlait pas encore de canicule. L’adolescente que j’étais appréciait la constance du soleil et les douches sous les arroseurs du jardin que le puits alimentait.

Pour la famille de paysans du Lot que le livre met en scène, cet été 76 est plutôt un marqueur. Le signe que quelque chose se dérègle sur notre planète et que terre, bêtes et hommes vont souffrir de plus en plus. C’est comme un premier avertissement du grand chamboulement qui va secouer les campagnes, de l’avance galopante du progrès, de la suprématie que vont connaître les villes.

La famille Fabrier est symbolique de cette transformation. Certaines cultures traditionnelles, comme le safran, ne sont plus rentables à cause des importations des pays en voie de développement. Plus cela vient de loin et moins c’est coûteux, c’est le paradoxe de la modernité. La ferme des Bertranges est presque la dernière du coin. Seul Alexandre va reprendre le flambeau et continuer à élever des vaches Salers. Ses trois sœurs ne pensent plus qu’à partir loin de là, à faire leur vie à la ville, à voir du pays. Les hypermarchés s’implantent partout, imposant leur loi, les villages se désertifient, même les bistrots sont sur le point de fermer.

À travers l’histoire d’Alexandre et de sa famille, on touche du doigt cette France qui se coupe en deux. Les autoroutes, pour les citadins symbole de vitesse et de vacances sont, pour les paysans, des blessures infligées à leurs terres, à la beauté des paysages, à la tranquillité des lieux. On prend leurs meilleures pâtures, on détourne les rivières, on morcelle leurs propriétés pour aller toujours plus loin, toujours plus vite.

Ils se battent pour conserver leurs fermes, mais c’est le combat du pot de terre contre le pot de fer. Si l’intérêt général est le maître mot, il n’en demeure pas moins que les campagnes et les paysans semblent en être exclus. Le livre est une occasion de nous rappeler que ces années 80 sont des années de lutte. Certains veulent le changement, d’autres revendiquent les bienfaits de l’immobilisme.

Le chemin vers le deuxième millénaire est semé d’embûches. Tchernobyl qui ravive les débats sur le nucléaire, la tempête de décembre 1999 qui marque un tournant terrible dans l’appréciation du dérèglement climatique, le fameux « bug de l’an 2000 » qui fit frémir cols blancs et citadins. Tout va changer, rien ne sera plus pareil, l’an 2000, si lointain, est déjà là. Pendant toutes ces années, la nature façonnée par les technocrates, normée par l’Europe, conduite par le marché. est devenue humaine.

Le constat que nous présente Serge Joncour est bien pessimiste. Cependant, avec son empathie habituelle, il nous mène au plus près du monde rural, nous en montrant les souffrances et les enjeux non seulement économiques et écologiques mais surtout humains. Nous touchons du doigt ce monde de la paysannerie trop oublié, relégué voire méprisé par le concept tout puissant de la modernité, et nous comprenons mieux la nécessité paradoxale de retrouver nos racines pour continuer notre chemin.

Serge Joncour, Nature humaine, Paris, Flammarion, 2020.

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