Minute rédigée par Frédérique Doucet
Voilà un livre né sous le signe de l’originalité. Son titre, d’abord, interpelle. Puis sa forme : 257 chapitres (pour 443 pages) dont les plus longs, exceptionnellement, font une douzaine de pages. Cela permet à la fois le rythme du roman et la respiration du lecteur. C’est nécessaire, car le sujet qu’il aborde est grave.
Si on voulait l’étiqueter, il faudrait dire qu’il s’agit d’un roman historique, mais bien différent de ceux qu’on a l’habitude de lire sous ce qualificatif. Ici, on pénètre à la fois dans l’Histoire avec un grand H et dans l’histoire avec une minuscule.
L’Histoire, la grande, c’est celle de l’attentat contre Heydrich perpétré en mai 1942 par trois parachutistes, deux Tchèques et un Slovaque, mandatés par Londres pour se débarrasser de la « bête blonde », bras droit d’Himmler et concepteur de la solution finale pour les Juifs. L’histoire, la petite, c’est celle de Laurent Binet concevant, élaborant et commentant son propre livre.
D’un côté, nous sommes à Prague avec ces hommes jeunes qui risquent leur vie dans cette hasardeuse « opération Anthropoïde ». Nous les suivons, haletants, comme si nous ne connaissions pas l’histoire d’avance. Et l’auteur non plus, car vers la fin de son ouvrage, il est tellement en empathie avec ses parachutistes (je mets le possessif comme on dirait « ses » personnages), qu’il met la date de 2008 pour raconter l’assaut final livré par les SS aux auteurs de l’attentat, retranchés dans la crypte d’une église de Prague. C’est comme s’il résistait avec eux et que, même lui, si bien documenté sur les faits, n’en connaîtrait l’issue qu’en même temps que les personnages historiques qu’il suit.
D’un autre, nous avons l’impression d’être dans le bureau de l’écrivain au travail et de l’entendre commenter à haute voix tout ce qu’il fait. Il évoque son père, historien, qui lui donne des conseils et de la documentation ; sa visite, avec son amie, du musée de Prague où sont exposés la Mercedes d’Heydrich et d’autres objets ayant appartenus tant aux bourreaux qu’aux victimes ; ses réflexions constantes sur la façon d’écrire un roman historique : a-t-il ou non le droit d’inventer une réplique ? Comment peut-il être sûr que tel détail qu’il décrit est véridique ? Il commente ses lectures d’autres ouvrages sur le même thème ou les films qu’il visionne ; il fait des remarques acerbes sur les nazis et surtout, nous dit ses regrets de ne pouvoir citer le nom de tous les résistants qui, de près ou de loin, furent mêlés à l’affaire et à la période qu’il traite.
C’est tout cela qui donne à ce livre sa tonalité à part, son originalité, son humanité. Laurent Binet ne se pose jamais en écrivain-historien, sûr de lui, nous disant : « je vais vous raconter exactement comment ça s’est passé », mais en écrivain modeste qui veut nous dire, le mieux possible, un épisode qui lui tient particulièrement à cœur. Il s’identifie à la fois aux héros, qu’il admire et dont il sait qu’il n’a pas l’étoffe, et à toutes les victimes innocentes qui ont payé le prix de cet attentat.
C’est comme si l’Hhistoire s’élaborait sous nos yeux, et c’est passionnant.
Laurent Binet, HHhH, Paris, Grasset, 2010, Prix Goncourt du Premier Roman.