DE MAYRIT DE LA VILLA Y CORTE AU MADRID DE
L’APRÈS-FRANQUISME
Aix-Marseille Université
© Bernard Bessière, Société des Langues Néo-Latines, 2013.
SOMMAIRE
Introduction : Histoire et urbanisme
I- Depuis Mayrit jusqu’au XIXe siècle
I.1 La naissance de Mayrit
I.2 Le Madrid médiéval
I.3 Et la Villa devint Corte : le Madrid des Habsbourg
I.4 Le Madrid versaillais de la nouvelle dynastie
I.5 Des desamortizaciones à l’ensanche
II- 1880-1930 : un demi-siècle d’éclectisme
II.1 Le néo-mudéjar et le phénomène des colonias
II.2 L’heure du métal et du luxe. Le rêve brisé d’Arturo Soria
II.3 La gran Vía ou le Madrid new-yorkais
II.4 Antonio Palacios, le roi de la calle Alcalá
II.5 Les avant-gardes de la IIe République. Le « plan Jansen-Zuazo »
III- Le Madrid du Franquisme, de l’autarcie au Desarrollismo
III.1 Le Plan Bidagor
III.2 Le drame du logement et le défi de l’industrialisation
IV – Réinventer Madrid
IV.1 Émergence d’une capitale démocratique
IV.2 Les bilans contrastés de la fin d’un siècle
TABLES DES ILLUSTRATIONS
Doc. 1 Le Mayrit musulman
Doc. 2 Madrid à la fin du XIVe
Doc. 3 Cárcel de Corte et Casa de la Villa
Doc. 4 Le palais royal façades est et nord
Doc. 5 Développement urbain de Madrid depuis le XIIIe jusqu’à la fin du XVIIIe
Doc. 6 Le plan de Castro de 1860
Doc. 7 Schéma d’origine des ilots de l’ensanche
Doc. 8 Hotelitos de La Guindalera
Doc. 9 La Plaza de toros de las Ventas / Le palacio de Cristal au Retiro
Doc. 10 Début de la Gran Vía / Plaza Callao
Doc. 11 Le Palacio Longoria
Doc. 12 Le Palacio de Comunicaciones / Le Círculo de Bellas Artes
Doc. 13 Le plan Jansen-Zuazo / La ligne du front madrilène de la Guerre civile
Doc. 14 le ministerio del Aire de Gutiérrez Soto / L’arc de triomphe de López Otero
Doc. 15 Azca et la Castellana avant et après le chantier
Doc. 16 Reina Sofía / Museo del Prado / Museo Thyssen
Doc. 17 La carte de Madrid en 2001
Toute ma gratitude va à Christian COZZOLI, ingénieur Génie civil, pour sa relecture et à Pedro LÓPEZ CARCELEN, auteur de la bande dessinée Atlas ilustrado de la Historia de Madrid (Madrid, La Librería, 2004), qui m’a autorisé exceptionnellement à reproduire plusieurs plans.
Introduction : Histoire et urbanisme
Le « chapeau » de la question sur Madrid ainsi qu’une partie de la bibliographie qui l’accompagne induisent une connaissance fine de l’histoire de la capitale espagnole et de son épanouissement comme cœur de l’État. Elle doit s’appuyer sur une approche diachronique de son évolution comme cité puis capitale, autrement dit ses deux statuts successifs de Villa et de Corte.Or l’urbanisme est une discipline plurielle qui se situe au confluent de divers champs des sciences humaines (histoire événementielle, histoire culturelle, histoire des mentalités, histoire religieuse, histoire de l’architecture et du patrimoine, anthropologie sociale) et de sciences dites « dures » comme la climatologie, l’orographie ou l’aménagement du territoire.
A la différence de la plupart de ses homologues européens, Madrid tarda à acquérir son titre. Jusqu’en 1561, la « capitale espagnole » – vocable anachronique – était la cité où résidait le roi et où se tenaient les Conseils. A l’exception du cas de Tolède qui joua son rôle de façon pérenne, notamment pendant la période wisigothique (Ve-VIIIe), plusieurs cités comme Valladolid, Léon, Palencia, Ségovie, Medina, Burgos ou les deux grandes cités andalouses Cordoue et Séville, assumèrent la fonction de « capitale » provisoire. Quant à la solidité de son titre de capitale, elle sera plusieurs fois mise à l’épreuve. Ainsi, après avoir été couronné roi du Portugal, Philippe II s’installa à Lisbonne entre 1581 et 1583 avec une partie de ses Conseils. On ne sait s’il avait sérieusement envisagé d’établir durablement sa capitale plus près du commerce des Indes et des prétentions atlantistes d’Elisabeth Tudor, mais l’hypothèse est à considérer. Finalement, le projet échoua car l’idée d’avoir une capitale distante de 1 300 km de Barcelone sembla déraisonnable pour la bonne marche du Royaume. Au tout début du XVIIe siècle, Valladolid éclipsa Madrid pendant un lustre, puis au XVIIIe la Villa y Corte se trouva placée en concurrence avec Barcelone lorsque, au cours de la Guerre de Succession, l’archiduc Charles de Habsbourg y installa épisodiquement sa Cour. Sous Joseph Ier, Madrid perdit provisoirement son statut lors des départs précipités du « roi intrus », et on sait moins qu’en 1939, Serrano Súñer, beau-frère et éminence grise du Caudillo, fut sur le point de convaincre ce dernier d’installer la capitale à Séville la fidèle, plutôt qu’à Madrid la rebelle. Nous y reviendrons, mais retenons pour l’heure que Madrid n’a pas toujours été une capitale incontestable ; or ce constat est de nature à informer le regard que l’on peut poser sur la cité du Manzanares, y compris dans la période récente.
Mais d’abord cette interrogation : est-il légitime, concernant une réflexion sur le Madrid des dernières décennies du XXe siècle, de saisir l’entier de l’histoire de la capitale dans une perspective diachronique ? A notre avis, oui, car nous croyons qu’il est vain de penser l’espace madrilène contemporain en ignorant comment Madrid est né, s’est développé, s’est transformé, s’est en partie détruit pour mieux se reconstruire, s’est embelli et parfois enlaidi, a fortifié son image ou perdu de son prestige. La réalité d’une ville, et a fortiori d’une capitale, ne saurait se réduire à un processus aléatoire de destructions – accidentelles ou volontaires – et de reconstructions, ni à l’édification jamais achevée de palais, de sièges du pouvoir, de lieux de culte, de places, d’avenues, de parcs, de quartiers d’habitation, de zones industrielles, de gares, d’aéroports, de voies d’accès et de moyens de communications. Chercher à comprendre l’évolution de l’urbanisme madrilène, c’est-à-dire comment les hommes ont conçu l’espace de la ville en fonction de l’idée qu’ils se faisaient du patrimoine et du destin de la capitale, tantôt en l’inscrivant dans la modernité, tantôt en refusant de l’y engager, c’est immerger cette approche dans le flux de l’histoire.
Chacun des films mis au programme nous parle tour à tour – sur le mode prégnant, allusif ou métonymique et dans une veine dramatique ou loufoque – d’un Madrid certes contemporain du tournage mais qui est aussi le produit d’une histoire longue. En d’autres termes, étudier le Madrid des années 1939-2000 suppose une connaissance solide de l’histoire de l’Espagne perçue singulièrement à travers l’évolution de sa capitale. Et cela non seulement de manière synchronique – regards portés sur la ville au moment de l’écriture et du montage de chacun des films – mais également sur le mode diachronique. Quelques exemples suffiront à illustrer notre propos qui repose sur l’hypothèse qu’un photogramme n’est jamais innocent, et que son inscription dans l’espace filmique fait toujours sens.
Comment interpréter les scènes tournées dans le Madrid de los Austrias sans référer au contexte éminemment populaire de l’ancienne villa au passé musulman puis reconquise, avant de devenir le lieu par excellence de l’exercice du pouvoir royal puis d’être le témoin de soulèvements et d’actes de résistance ? Peut-on jauger les nobles volumes du palais royal, de la porte d’Alcalá ou de l’édifice Villanueva (futur musée du Prado), sans avoir à l’esprit le « pacte de famille » et les prétentions d’image que poursuivaient les Bourbons d’Espagne, notamment le Versaillais Philippe V puis le Napolitain Charles III, qui mirent en concurrence architectes italiens et espagnols ? Comment percevoir le quartier aristocratique de la Castellana et de la calle Serrano qui apparaît dans plusieurs plans ou séquences, sans s’informer en amont de l’émergence de l’ensanche et de la fièvre d’investissements qui s’empara des aventuriers de la finance dont certains furent anoblis par la régente Marie-Christine et sa fille ? Ainsi le marquis de Salamanca, qui laissa son nom à un arrondissement du centre-ville, et dont la saga s’acheva dans la ruine. Peut-on lire avec pertinence une scène dans laquelle la Gran Via déploie son décor « new yorkais » sans connaître l’histoire de cette avenue dont on vient de fêter le centenaire et sans mesurer les présupposés économiques qui inspirèrent sa conception ? Ou, pour finir, cette vision dialectique qui nous parle de deux Madrid si différents et pourtant contemporains du « Plan Bidagor » : d’un côté, la nouvelle Castellana et lesky line du quartier d’affaires d’AZCA conçu dans un contexte de virage libéral pris par un régime finissant ; et, de l’autre, le paysage périurbain industriel qui se dessina au même moment sur fond de « Plan de Stabilisation », d’exode rural, de passion immobilière et de chabolismo. Ce contexte fixa en partie la stratification de la société du Tardo-Franquisme dont a hérité le Madrid de la démocratie.
Ces quelques questionnements rappellent simplement que l’espace d’une ville n’est réductible ni à des actes urbanistiques isolés, ni à l’inspiration d’un chef d’État ou d’un maire plus ou moins bien conseillés. Le paysage d’une capitale est le fruit d’une histoire faite moins par le peuple que par des décideurs qui, les uns après les autres, ont assumé le pouvoir : dynasties, élites, puissances d’argent, classe politique, groupes de pression, industriels, promoteurs, banquiers, urbanistes, architectes, milieu culturel. En manière de synopsis et avant d’approfondir chacune de ces périodes, présentons brièvement les mues les plus décisives de la capitale espagnole.
Au Mayrit musulman reconquis au XIe siècle, succéda à partir de 1561 la Corte voulue par Philippe II et qu’embelliront progressivement ses trois descendants de la Maison d’Autriche. Puis, tout au long du Siècle des Lumières, les Bourbons édifièrent quelques-uns des plus beaux monuments de la capitale et dessinèrent de grands axes de communication encore en usage aujourd’hui. Après le départ de Joseph Ier – qui fit pour Madrid beaucoup plus que ne l’ont dit ses détracteurs -, le XIXe siècle connut d’importants bouleversements sociaux, économiques, mais aussi urbanistiques dont le plus ambitieux fut l’ensanche. Cette redéfinition orthogonale de l’espace urbain entamée en 1860 fut l’œuvre de Carlos María de Castro qui, à l’instar des grands projets haussmanniens, dessina le nouveau plan municipal, quelques mois après l’eixample barcelonais de son coreligionnaire Ildefons Cerdà.
Ces nouvelles prétentions d’image parviendraient-elles à insuffler à l’espace madrilène une cohérence architecturale ? C’est tout le contraire qui se passa ! Les années 1880-1920 marquèrent en effet le triomphe de l’éclectisme. Les bâtisseurs, successivement sollicités par les pouvoirs publics ou les investisseurs privés procédèrent par relectures historicistes. Tel fut le cas des courants néo-classique, néo-baroque, néo-plateresque, néo-mudéjar, néo-gothique, régionaliste (y compris basque et asturien !) Beaucoup de « néo » et bien peu d’esprit d’avant-garde. Décennie après décennie, les édifices se juxtaposèrent dans un carrousel fragmentaire et contradictoire. A partir de 1910, date du creusement de la gran Vía qui gomma de la carte des dizaines de ruelles et plusieurs milliers de demeures, le nouvel axe de la bourgeoisie triomphante – paseo del Prado / calle de Alcalá / gran Vía / plaza de España- se transforma en une vaste zone d’expérimentations formelles où chaque architecte chercha à inscrire son nom et sa conception du beau dans la pierre, la brique puis l’acier et le béton. A la fin des années 1910 survint la révolution du métro à laquelle urbanistes et architectes s’associèrent d’emblée. Contrairement aux cas de Paris ou de Barcelone à la même époque, aucune vision globale du bâti n’a introduit de la cohérence dans le foisonnement des projets individuels. Parmi des dizaines d’autres, deux concepteurs d’exception, Antonio Palacios et Arturo Soria, marqueront le paysage madrilène, mais de manière opposée. Le premier par son ivresse polymorphe et son imagination foisonnante qui s’exprima avec force de part et d’autre de la calle de Alcalá ; le second par son projet d’un Madrid idéal : la mythique Ciudad lineal au nord-est de la capitale, qui connut un échec retentissant et dont il ne reste aujourd’hui que quelques maisons difficilement identifiables.
La edad de plata, à laquelle José Carlos Mainer donna ses lettres de noblesse, ne se limita pas à la poésie et aux arts plastiques. Même si elle est moins connue que la prestigieuse « Génération de 27 », la génération des bâtisseurs dite « de 25 » et le courant rationaliste des années 1930-1940 rassemblé dans le Grupo de Artistas y Técnicos Españoles para el Progreso de la Arquitectura contemporánea (GATEPAC) laissèrent dans l’espace madrilène des traces souvent remarquables. Comment ne pas citer Rafael Bergamín, Casto Fernández-Shaw ou Fernando García Mercadal, tous trois diversement influencés par la leçon fonctionnaliste de l’Autrichien Adolf Loos et du Franco-Suisse Le Corbusier ? Et comment ignorer les orientations du « plan Jansen-Zuazo » ? Génération brillante mais génération perdue car l’ordre franquiste mettra un coup d’arrêt brutal à ces expérimentations qui avaient prétendu, dans l’élan républicain, inscrire la capitale dans la modernité. C’est donc à des bâtisseurs fidèles à la dictature que Franco confia la reconstruction des quartiers nord de Madrid, Ciudad Universitaria, Moncloa et Argüelles. On leur doit plusieurs édifices martiaux, tel le prétentieux ministère de l’Air, pastiche de l’Escorial, ainsi qu’un modeste arc de triomphe, deux métaphores du national-syndicalisme. On leur doit surtout la mise en place d’une conception de l’espace social aux conséquences durables.
Une fois close l’après-guerre et après que le virage économique sera assumé par le régime, Madrid s’engagea dans la fièvre constructiviste, d’où le prolongement de la Castellana vers des zones encore agrestes et plus tard son arrogant quartier d’AZCA dont la maîtrise d’œuvre fut confiée à Antonio Perpiñá dans la lignée du « Plan Bigador ». Quant au Madrid de l’Après-Franquisme, dont les plans d’urbanisme furent freinés par les effets délétères de deux crises pétrolières et économiques successives – 1973 puis 1979 – il fut animé par le souci ardent de bâtir une capitale culturelle aux ambitions internationales. Pendant toute une décennie, sous l’œil bienveillant de la Monarchie parlementaire, les trois pouvoirs sis à Madrid – Mairie, Communauté autonome et Gouvernement de l’État – dépendaient du même parti, le PSOE, ce qui facilita bien des entreprises. Le rêve madrilène de devenir une grande capitale culturelle européenne a-t-il été couronné de succès ? En bonne part oui, et l’effort, prolongé dans les dernières décennies du siècle dernier, se poursuit aujourd’hui, par-delà le déjà mythique paseo del arte.
Après avoir résumé ce panorama très général, il est temps d’affiner ses périodisations.
I. Depuis Mayrit jusqu’au XIXe siècle
I.1 La naissance de Mayrit
En matière d’ingénierie culturelle rien, ou presque, n’est fait aujourd’hui pour rappeler, ou plutôt révéler, aux touristes espagnols et étrangers que Madrid naquit à l’histoire par la volonté d’un émir cordouan. Vers 865, en effet, Mohammed Ier choisit ce lieu stratégique de la zone frontière entre musulmans et chrétiens afin d’y ériger un fortin (hisn) à l’emplacement de l’actuel palais royal. Du haut de cette éminence qui surplombe le Manzanares de près de 100 m, la garnison musulmane pouvait surveiller tout à loisir le mouvement des troupes chrétiennes dans leurs tentatives de reconquête. C’est du vocable mayrat qui désignait les viajes de agua, canalisations apportant l’eau du ruisseau qui s’écoulait dans le tracé de l’actuelle calle de Segovia, que la cité tient son nom : Mayrit, souvent orthographié Magerit dans les chroniques chrétiennes. Si l’on en croit les textes du bas Moyen Age, la medina des vainqueurs, bien protégée derrière sa forte muraille, vivait séparée mais en bonne intelligence avec la population chrétienne mozarabe de l’arrabal de San Ginés, sis plus à l’est, hors les murs. Les mêmes chroniques désignaient ce faubourg agricole du nom roman de Matrice. Ainsi se constituait la notion implicite d’une cité plurielle, qui s’est cristallisée jusqu’à aujourd’hui dans l’expression los Madriles, fréquemment utilisée mais rarement comprise. Sans perdre totalement son empreinte chrétienne, Madrid fut donc pendant deux siècles une terre d’Islam. Autour de l’hisn qui deviendra au fil du temps une solide forteresse (qasr = alcázar), se lovait l’embryon de l’urbanisme madrilène. La première mention, due au chroniqueur Al-Idrisi, parle d’une « petite ville» (magrit wa-hiya madina sagira). Une puissante muraille, la almudayna, dont 120 m sont encore visibles le long de la cuesta de la Vega, protégeait une citadelle (qasaba = alcazaba) de 4 hectares, ainsi que la ville proprement dite (medina) avec sa grande mezquitaaujourd’hui disparue, qui avait été édifiée dans un angle de l’actuelle plaza de Oriente. Un kilomètre plus à l’est, à l’emplacement actuel de la plaza Mayor, fut aménagé le grand souk (sup al qabir) et, au-delà, un parc d’agrément (almuzara). A l’écart, dans la aljama ou judería, vivait la population juive ; enfin, au-delà des faubourgs, une verdoyante vega assurait le ravitaillement. A l’instar de toutes les cités médiévales, la muraille symbolisait la pérennité du pouvoir militaire et religieux.
Doc. 1 : Plan du Mayrit musulman in Pedro LÓPEZ CARCELEN, Atlas ilustrado de la Historia de Madrid, Madrid, La Librería, 2004
La propension au mythe, que sous-tendent souvent les relectures sublimatrices d’un passé collectif, a surévalué le prestige supposé du bourg musulman au point de vouloir faire accroire l’idée que celui-ci disposait de sept universités islamiques (sic), d’où les sept étoiles qu’exhibe le drapeau de la Communauté autonome depuis décembre 1983[1]. C’est à cette date, en effet, que furent définis l’hymne, le drapeau et les armoiries de la Communauté de Madrid, dus à l’écrivain Santiago Amón et au graphiste José María Cruz Novillo. A lire leurs commentaires, on comprend que les sept étoiles représentent la constellation de la grande ourse avec les cinq pointes qui renvoient aux provinces environnantes de Ségovie, Ávila, Guadalajara, Cuenca et Tolède.
Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : plusieurs savants dont la réputation gagna tout Al Andalus, naquirent ou vécurent à Madrid. Formé à Cordoue, au Caire et à Médine, le jurisconsulte Umar al-Talamanki (951-1038) entra en contact avec les maîtres orientaux de son époque ; ou Ibn Hazm (994-1064) nommé à deux reprises ministre (vizir) de la dynastie omeyyade, auteur d’un Traité sur les religions et les écoles de pensée qui fut apprécié et discuté notamment par les moines de Cluny ; enfin et surtout, il faut mentionner Al Mayriti « le Madrilène » (950-1008) qui enseigna à Cordoue puis à Grenade. Mathématicien et chimiste, il définit la loi de conservation de la matière. En astronomie, il traduisit et glosa l’œuvre de Ptolémée et révisa les Tables astronomiques de l’Iraquien Al-Kwarizmi, considéré comme l’un des pères de l’algèbre.
Après plusieurs succès sans lendemain – conquête puis abandon de la citadelle par Ramiro II en 940 puis par Ferdinand I en 1047, faits dont on trouve la trace dans la source chrétienne duChronicón de Cerdeña – l’effort de reconquête maintenu par les princes chrétiens du nord de la péninsule finit par payer. En 1085, Alphonse VI, roi de Castille-Léon, s’empara de l’alcázar et du bourg de Mayrit-Matrice. C’est d’ailleurs à cette occasion glorieuse que naquit la légende de Madrid ciudad de los gatos, les fantassins chrétiens étant parvenu à escalader l’inexpugnable muraille arabe à la manière de félins. On ne sait avec certitude si la chute de Madrid précéda ou suivit celle de Tolède, mais c’est surtout la prise de cette dernière qui aura des conséquences décisives sur le destin de la Castille.
I.2 Le Madrid médiéval
Plusieurs moments forts de l’histoire du Madrid médiéval doivent être rappelés car, malgré leur éloignement dans le temps, ils aident à comprendre la structuration du Madrid du futur. Dès le départ des troupes musulmanes, la mosquée fut détruite et remplacée par l’église Santa María la Mayor, comme il était d’usage pendant la Reconquête lors de la prise de chaque cité, grande ou petite. Madrid renoua avec une ferveur chrétienne qui fut réactivée par divers faits interprétés comme miraculeux, et se dota progressivement d’un panthéon de trois saints patrons dont le culte perdure en notre XXIe siècle : la Virgen de la Almudena, la Virgen de Atocha et San Isidro Labrador [2]. Mais bien d’autres Vierges, d’importance moindre, sont vénérées aujourd’hui encore dans des chapelles ou de modestes sanctuaires comme Nuestra Señora del Buen Suceso, la Virgen Carbonera, Nuestra Señora de Madrid, la Virgen de la Paloma ou Nuestra Señora de la flor de lis. Anticipons deux concepts qui ne seront définis qu’au concile de Trente, au milieu du XVIe siècle : la puissante imprégnation hagiographique madrilène se fonde sur la « dulie » – culte rendu aux saints – et sur l’ « hyperdulie » – culte rendu à la Vierge. Dans ce contexte, plusieurs statues thaumaturges de Jésus – le Cristo de la Buena Muerte et le Cristo de Medinaceli notamment – vénérées depuis le Moyen Age, continuent aujourd’hui de mobiliser plusieurs milliers de p èlerins lors des fêtes votives, dans une cité où on dénombre encore quinze Christs faisant l’objet d’un culte, cinq autres ayant disparu.
Soixante ans après la reconquête de Madrid, Alphonse VII fixa aux contreforts de la sierra de Guadarrama les limites nord-ouest du périmètre extra muros. Ce bornage, favorable à la cité du Manzanares et si décisif pour l’agriculture, l’élevage et l’exploitation des forêts, provoqua au Moyen Age des conflits récurrents avec la villa de Ségovie, elle aussi dotée d‘un puissant alcázar et jalouse de prérogatives héritées de fueros acquis au fil de la Reconquête. Or c’est précisément ce bornage qui fut à l’origine du symbole de l’ours (el oso… qui fut d’abord une ourse !) et de l’arbousier (el madroño). LeConcejo abierto, en effet, disputait aux autorités religieuses la propriété des terres et des forêts environnantes. Au terme de vingt ans de conflit, un arrangement fut enfin trouvé : à l’Eglise les pâturages, et à l’autorité municipale les arbres et la chasse. Alors, pour sceller définitivement cet accord, on plaça côte à côte dans les armoiries de la ville le plantigrade et l’arbre aux fruits rouges. Après avoir été plusieurs fois déplacée, la sculpture en bronze sur socle de pierre que réalisa Antonio Navarro Santafé en 1967 trône désormais à l’entrée de la calle Alcalá sur la Puerta del Sol.
A Madrid, le nombre des paroisses passa de dix en 1202 – année du premier fuero octroyé par Alphonse VIII – à treize en 1350. Ces circonscriptions, qui rendent compte de l’immersion de la société dans la foi au rythme du regain de la ferveur chrétienne, sont les ancêtres des actuels arrondissements de la capitale (distritos) qui, depuis 1988 sont au nombre de 21.
Doc. 2 : Plan de Madrid fin XIV, in Pedro LÓPEZ CARCELEN, Atlas ilustrado de la Historia de Madrid, Madrid, La Librería, 2004
La cité du Manzanares commença à acquérir du prestige à partir du moment où les souverains prirent l’habitude de séjourner dans l’alcázar et qu’ils y décrétèrent la tenue des Cortes[3]. La première convocation des Cortes eut lieu en 1309, une deuxième en 1329 et une troisième dix ans plus tard. Ce fut le début d’une longue série. En 1346, Alphonse XI fonda la première Mairie (Ayuntamiento) constituée de douze regidores, fonction qu’Isabelle et Ferdinand renforceront à leur tour afin que les délégués municipaux puissent représenter efficacement le pouvoir royal. C’est alors que prospéra la noblesse locale : les Vozmediano, les Luján, les Lasso, les Ramírez et surtout les Vargas. Le palais de ces derniers, remanié à la Renaissance puis transformé récemment en mairie annexe, se tient aujourd’hui encore sur un flanc de la plaza de la Paja, jouxtant la Capilla del Obispo.
Le XVe siècle vit l’espace intra muros déborder largement sur les faubourgs agricoles. Le premier de ces faubourgs à être intégré au casco viejo fut San Ginés. En 1465, Henri IV – père de la malchanceuse “Beltraneja”-[4] fit détruire les murailles qui cernaient l’alcázar sur son flanc est, et transféra le marché dit du Campo del Rey, qui se tenait encore sous les murailles de sa royale résidence, jusqu’à la place de l’Arrabal. C’est précisément là que les arabes avaient jadis installé leur sup el kebir, soit à l’emplacement actuel de la plaza Mayor. Retenons donc que cette place fut de tous temps une zone de commerce, de rencontre et d’échange. C’est sous le règne d’Isabelle la Catholique, qui succéda donc à Henri IV, que la puerta del Sol qui marquait la limite de la cité, fut intégrée au périmètre urbain. Les origines de son nom ont donné lieu à débats. On s’accorde généralement sur le fait qu’au XIIIe siècle y était édifié un petit château sur la porte duquel un soleil était représenté. Le fait qui doit retenir l’attention dans notre quête de l’évolution de l’espace urbain, est que la double intégration, dans le périmètre du casco viejo, du marché (plaza del Arrabal) et du faubourg de San Ginés, donnent une idée de l’extrême modestie de la surface municipale, un siècle et demi à peine avant la promotion de Madrid au rang de capitale du Royaume.
Cela étant, les quatre siècles de présence chrétienne n’avaient pas éliminé toute trace de culture musulmane, notamment en matière architecturale, puisque c’est cet aspect de l’histoire culturelle qui doit retenir prioritairement notre attention. A la fin du XVe siècle, en effet, les mudéjars (musulmans devenus sujets chrétiens) représentaient encore 5% d’une population estimée à 12 000 habitants. Dans l’architecture religieuse de notre XXIe siècle, peu de Madrilènes savent que deux clochers mudéjars qui se dressent entre le palais royal et la plaza Mayor témoignent d’un authentique phénomène de syncrétisme culturel. Comme l’écrit Christine Mazzoli, les clochers-tours de San Nicolás et de San Pedro (XIIIe) ne sont ni entièrement musulmans ni entièrement chrétiens mais à la frontière des deux cultures. Après avoir rappelé que les mudéjars restaient très actifs dans le secteur de la construction et dans le travail du fer, elle ajoute :
Ainsi les artisans les plus qualifiés de la aljama travaillent-ils comme maîtres-maçons, c’est-à-dire comme de véritables architectes ; certains exercent leurs talents auprès de la Cour, comme l’indique le fait qu’à la fin du XVe siècle, le maître-maçon du Conseil de Ville est en général un mudéjar et leur prestige professionnel l’emportait sur leurs collègues chrétiens[5].
Comme nous le verrons, sept siècles plus tard le courant néo-mudéjar parsèmera la capitale de constructions qui se voudront les échos de ce lointain art médiéval. Quant au style plateresque, dont l’étymologie signifie « à la manière des orfèvres », également appelé « gothique tardif » ou « isabélien » (du nom d’Isabelle la catholique) il marque une transition entre le gothique et le style renaissant proprement dit. A vrai dire, c’est en dehors de la capitale que l’on trouve les meilleurs exemples du plateresque, comme le monastère San Juan de los Reyes à Tolède ou les façades des universités de Salamanque et de Léon. Car qu’il s’agisse du plateresque ou du style proprement renaissant, donc correspondant aux règnes d’Isabelle puis de Charles Quint, la Corte y Villa, il faut bien en convenir, est pauvre en constructions remarquables. Tout au plus, peut-on citer l’église San Jerónimo – mais remaniée à plusieurs reprises dont la dernière fois en 1885 par Pascual y Colomer -, la capilla del Obispo édifiée vers 1530 dans le prolongement de l’église de San Andrés et qui tient son nom de Gutierre de Vargas, évêque de Plasencia, ou encore la demeure des Cisneros de la calle del Cordón construite en 1535 mais qui, elle aussi, a subi des remaniements.
I.3 Et la Villa devint Corte : le Madrid des Habsbourg
Au printemps 1561, Philippe II ordonna de transférer le siège de la Cour depuis Tolède jusqu’à Madrid. Cette décision, qui affligea les corregidors tolédans, surprit plus d’un courtisan car ni la somptuosité de cette Villa, ni la vigueur de son commerce, ni l’ampleur de son rayonnement religieux, ni le prestige de son histoire totalement dépourvue d’origines antiques contrairement à d’autres grandes cités d’Espagne, ne pouvaient a priori justifier le choix du roi[6].
Le fils de l’empereur Charles Quint souhaitait faire surgir une capitale nouvelle car il supportait de plus en plus mal la présence étouffante de la hiérarchie de l’Eglise dans la cité du Tage. En outre, repliée sur son méandre, la Corte manquait d’espace vital. Or les zones nord, est et sud de Madrid disposaient de grands espaces, et la Villa était alors entourée de forêts luxuriantes, notamment les parages giboyeux du Pardo et de la Casa de Campo où Philippe II entendait assouvir sa passion pour la chasse. D’ailleurs, ces forêts ne constituaient-elles pas une réserve de bois appréciable pour le chauffage ainsi que pour la construction d’édifices dont la cité se doterait nécessairement en cas d’expansion ? Á ces arguments, il faut joindre une motivation sanitaire et écologique : aux riches forêts et à l’abondance des eaux, s’ajoutait la qualité d’un air vif qui dévalait des sierras de Guadarrama et de Gredos.
Mais une autre motivation, que nous a transmise le chroniqueur royal Luis Cabrera de Córboba, mérite considération. Bien que de caractère plus personnel, elle peut expliquer aussi la décision du souverain. Les innombrables déplacements que Charles Quint avait dû effectuer à travers ses royaumes ne lui avaient pas permis de faire émerger une capitale centrale, symbole des temps nouveaux. Il s’agissait donc pour Philippe II de l’accomplissement posthume d’un vœu cher à son père dont la dépouille, qui gisait au fin fond de l’Estrémadure, devait sans tarder être transportée afin d’être honorée et magnifiée. Ainsi, même si, quarante ans plus tôt, la noblesse madrilène avait apporté son soutien aux Comuneros pendant l’insurrection de 1520-1521 qui avait opposé les forces locales aux troupes de Charles Quint, Philippe II avait définitivement jeté son dévolu sur la cité du Manzanares. Dès qu’il eut repéré, dans la sierra de Guadarrama, un parage montueux qui convenait à ses yeux comme sépulture de son glorieux père, le projet de San Lorenzo de El Escoria l fut lancé. Il tire son nom du jour du martyre de saint Laurent lorsque l’armée espagnole écrasa les troupes d’Henri II, le 10 août 1557. Le gigantesque édifice comprendrait un palais royal, une basilique, un panthéon, un monastère, une bibliothèque, un centre d’études ainsi que plusieurs « galeries de peinture », ancêtres des musées. Comme on le verra, quatre siècles plus tard Franco choisira lui aussi de faire édifier à flanc de sierra le monument appelé à magnifier son pouvoir et sa personne. Volonté de prise de distance, sentiment de méfiance partagé par les deux chefs d’État à l’encontre de la cité de l’ours et de l’arbousier? En tout cas, le Valle de los Caídos, à Cuelgamuros, ne se trouve qu’à quelques kilomètres de l’Escorial…
C’est à ses deux architectes préférés, dont nous allons parler, que le « roi prudent » confia le projet de l’Escorial, indissociable de la décision du transfert de la Cour à Madrid. Au moment où Philippe II s’installe à Madrid dont les remparts, qui intègrent les portes de San Francisco, Antón Martín, Sol et Santo Domingo, ceignent un intra muros de 100 hectares à peine, sa population est estimée à 20 000 habitants. Elle triplera un demi-siècle plus tard.
Les chroniqueurs du Siècle d’Or ont évoqué à l’envi les casas a la malicia, subterfuge grâce auquel les Madrilènes, hostiles à l’obligation de céder une chambre aux innombrables fonctionnaires imposés par la Regalía de aposento, transformaient leurs demeures en masquant un étage sur la façade donnant sur la rue. Plusieurs sources disent que sur les 8 000 logements existants, 5 000 étaient des casas a la malicia. Du point de vue de l’embellissement de la capitale, ce trait d’urbanisme qui constitua un signe négatif car tendant à limiter l’ampleur du développement architectural futur, ne doit pas faire oublier les premières constructions ambitieuses, dues notamment aux architectes royaux Juan Bautista de Toledo et Juan de Herrera. Outre le plan général de l’Escorial et la réforme des palais d’Aranjuez et de l’alcázar de Tolède, la capitale doit au premier nommé la construction en 1559 du monastère des Descalzas Reales décidée par Jeanne d’Autriche, sœur de Philippe II, et l’aménagement de la Casa de Campo, espace d’agrément conçu dans l’esprit de la Renaissance, avec force fontaines, pavillons et statues dont il ne reste quasiment rien. Ce parc tient son nom de la maison de campagne de la famille Vargas que Philippe II acquit pour accroître le domaine royal. Aujourd’hui, avec ses 1 722 hectares, ce « poumon de Madrid », qui fait pendant au Retiro, est le plus grand parc d’Espagne.
Le nom de son assistant puis successeur, Juan de Herrera, qui acheva le chantier de l’Escorial, est plus directement associé à l’urbanisme madrilène car c’est lui qui dessina les plans de la plaza Mayor et réalisa en 1584 le premier pont de Ségovie, deux espaces emblématiques du Madrid de la Maison d’Autriche. Ce pont, qui permettait à Philippe II de rejoindre aisément la Casa de Campo depuis son alcázar, sera un siècle et demi plus tard, surpassé en beauté par le pont de Tolède que Ribera construira en 1724. Herrera agrandit également la calle de Segovia – qui, au Moyen Age, avait été le lit d’un ruisseau qui se jetait dans le Manzanares – pour donner à cette voie une apparence noble. Au total, spatialement, l’œuvre madrilène des deux bâtisseurs de Philippe II renforça le caractère nucléaire du premier Madrid, les édifices étant érigés dans un triangle réduit comprenant l’alcázar – nouveau siège de la Cour et des Conseils –, la plaza Mayor et la puerta del Sol.
Toutefois, c’est à partir des voies qui conduisaient vers l’extérieur de la ville que la plupart des édifices civils et des maisons d’habitation furent contruits et que l’habitat se structura progressivement. Vers le nord en direction d’Hortaleza et de Fuencarral (d’où le nom actuel de ces deux rues) ; vers l’est en direction d’Alcalá de Henares (actuelle calle de Alcalá), du monastère de saint Jérôme (actuelle carrera de San Jerónimo) et du sanctuaire de Notre-Dame d’Atocha (actuelle calle de Atocha) ; enfin vers le sud par le chemin de Tolède (calle de Toledo)
Le règne de Philippe III [roi de 1598 à 1621] pourtant né à Madrid, commença très mal pour la capitale, le tout puissant valido privant Madrid de Cour entre 1601 et 1606. Réalisant une juteuse opération immobilière et financière aussi bien au départ de la Cour qu’à son retour, le duc de Lerma fixa en effet à Valladolid le siège du pouvoir royal pendant un lustre. Cette initiative n’était pas aussi insolite qu’on pourrait le penser car la cité du Pisuegra avait été pendant 16 ans (entre 1543 et 1559) la “capitale de fait” du royaume de Castille et que, selon les chroniqueurs du temps, Charles Quint y aurait séjourné plus de 1 000 jours. Toujours est-il que cette décision eut des conséquences navrantes sur le retard urbanistique et la médiocrité architecturale du Madrid du Siècle d’Or. En effet, outre que la noblesse, rendue perplexe par l’installation intempestive de la Cour à Valladolid, doutait de la pérennité de Madrid comme centre du pouvoir royal, interdiction était faite aux particuliers d’élever des demeures au-dessus du niveau des murs des monastères et des couvents, or ceux-ci étaient fort nombreux. Dans ces conditions, pourquoi la noblesse aurait-elle eu à cœur de construire des palais dans cette Villa qui, au final, n’était Corte que depuis cinquante ans ?
C’est toutefois sous Philippe III et plus encore sous son fils Philippe IV [règne : 1621-1665] que l’urbaniste Juan Gómez de Mora put déployer ses talents dans ce « Madrid des Habsbourg » qu’on pourrait tout aussi bien appeler le « Madrid de Gómez de Mora ». L’élargissement de la calle Mayor entraîna la démolition de l’église San Salvador dans le cloître de laquelle s’étaient réunis pendant trois siècles les conseillers municipaux (corregidores del Concejo abierto) et où avait été inhummé Calderón de la Barca. L’architecte relogea l’autorité municipale dans la Casa consistorial de la toute nouvelle plaza de la Villa. C’est sur un côté de cette place que les Luján firent construire leur résidence aristocratique flanquée d’une massive tour carrée en brique avec rehauts de pierre claire. Un peu en contrebas, et comme dit précédemment, les Cisneros firent de même à l’angle de la calle del Cordón et de la calle del Sacramento. Cette demeure ne fut pas celle du cardinal mais d’un de ses neveux, Benito Jiménez de Cisneros.A 200 m de là, le duc d’Uceda, dont le père avait été favori de Philippe III après la disgrâce de Lerma, chargea en 1613 Francisco de Mora – oncle de Juan Gómez – de lui édifier un palais à deux corps, que se partagent aujourd’hui le Commandement de la Ière Région militaire et le Conseil d’État. C’est toutefois le neveu qui assura la fin des travaux.
Ainsi, succédant à l’élégance plateresque de quelques rares édifices comme la casa de los Cisneros, on peut dire que dans le secteur calle Mayor-calle del Sacramento émergea un archétype authentiquement « madrilène » de demeures aristocratiques qui obéissait à un patron unique : vaste bâtiment rectangulaire de deux ou trois niveaux couronné de mansardes et surmonté de toits en flêche avec couverture en ardoise. Ainsi c’est le paradigme de l’Escorial qui se généralisa.
Enfin, à 300 m de la plaza de la Villa, un premier incendie ayant dévasté la plaza Mayor en 1631 – et deux autres suivront : en 1672 puis en 1790 – Juan Gómez de Mora releva ses ruines et édifia la casa de la Panaderia, la casa de la Carnicería ainsi que la cava de San Miguel[7]. Plus à l’est, derrière la puerta del Sol, il construisit la cárcel de Corte, aujourd’hui siège du ministère des Affaires étrangères, dans un style austère et noble que les Habsbourg appréciaient. On doit encore à Gómez de Mora les couvents de San Gil et de la Encarnación. Ce dernier, fondé par Marguerite d’Autriche, épouse de Philippe III, et édifié dans les années 1610, constitua un véritable archétype de couvent pour toute l’Espagne, et ce jusqu’au Siècle des Lumières.
La population de Madrid s’était considérablement accrue depuis l’installation de la Cour en 1561 et les remparts ne suffisaient plus pour enclore la capitale. Désormais honoré de la double fonction d’arquitecto mayor del Rey y del Ayuntamiento, Juan Gómez de Mora fut chargé d’ériger la nouvelle enceinte, en brique et mortier, percée de plusieurs portes. Celles-ci permettraient d’une part de contrôler la population itinérante au sein de laquelle se glissaient prostituées et filous de toute sorte et, d’autre part, de faire acquitter les taxes d’octroi, notamment sur les céréales et le vin. Si l’on veut aujourd’hui se faire une idée de la cerca de 1625, on dira qu’elle correspondait grosso modo à l’arrondissement Centro. Á savoir : au nord, les calles Génova, Sagasta et Alberto Aguilera ; au sud, les boulevards périphériques (rondas) de Toledo, Valencia et Embajadores ; à l’est, les paseos del Prado et Recoletos ; enfin, à l’ouest, la rive du Manzanares.
Mais par-delà les aménagements du centre historique auquel les trois Philippe accordèrent tout leur soin, c’est par la volonté du favori de Philippe IV que l’urbanisme madrilène allait connaître un saut qualitatif décisif. Pour désengorger la zone ouest lovée entre le vieil alcázar et la puerta del Sol, le comte-duc d’Olivares convainquit le « roi-planète » de se faire édifier un nouveau palaisextra muros, à quelque trois kilomètres à l’est de l’alcázar.
En bordure d’une immense oliveraie avait été édifié au XIVe siècle le modeste monastère de saint-Jérome où, deux cents ans plus tard, Philippe II aimera « faire retraite », d’où son nom deBuen retiro. C’est en intégrant la chapelle et le cloître hiéronymites dans le palais que devait être bâti le futur real sitio. Il s’agit là, même si Olivares n’en avait pas l’idée à ce moment-là, de la première mue urbanistique de la capitale.
Succédant à Juan Gómez de Mora et à Juan Bautista Crescenci, Alonso Carbonel, nouveau maestro mayor de las obras reales, assumera la responsabilité du chantier géant voulu par Olivares et que ce dernier transforma en véritable mission personnelle. Mais ce projet grandiose qui entendait dépasser en splendeur le Versailles de Louis XIII, fut conçu dans la précipitation et la démesure. Il sera finalement un échec. La médiocre qualité des matériaux utilisés dans la hâte – notamment les bois d’œuvre mal séchés et les briques mal cuites – les budgets insuffisants par ces temps de Guerre de trente ans puis de conflit avec la France, le faible intérêt que la famille royale manifestera finalement pour ce palais d’agrément auquel elle préféra Aranjuez et l’Escorial, enfin les effondrements de terrains et les incendies, firent que quatre siècles plus tard trois bâtiments en tout et pour tout restent sur pied : l’ancien Salón de los reinos, la chapelle hiéronymite flanquée de son cloître, enfin la salle de bal (Casón) très remanié au XVIIIe. Il n’empêche que dans l’histoire de Madrid, le projet d’Olivares constitue une véritable révolution urbaine dont il n’avait pas conscience en 1630 puisque, dans son esprit, il s’agissait seulement d’édifier un nouveau real sitio en dehors de la capitale, mais moins éloigné que ne l’étaient le Pardo, l’Escorial ou Aranjuez. C’est d’ailleurs à quinze km à peine au nord de l’alcázar, que Carbonel édifiera aussi La Torre de la Parada et le premier palais de la Zarzuela.
La zone du Buen Retiro, n bordure du nouveau palais et de l’immense parc qui fut aménagé vers l’est, se transforma dès le milieu du XVIIe siècle en second centre de la vie de Cour, comme le démontre le plan de Pedro Teixeira de 1656. Connu à l’époque sous le nom de Mantua Carpetanorum sive Matritum Urbs Regia, le premier plan scientifique de la Corte y Villa fut réalisé par ce cartographe portugais que Philippe IV avait sollicité personnellement. Le document fut gravé à Anvers, cité flamande qui, à l’époque, dépendait de la Couronne espagnole et approvisionnait la péninsule et les Indes en estampes de la meilleure qualité. Ramón de Mesonero Romanos, érudit et conseiller municipal, indiscutablement le meilleur connaisseur de Madrid à l’époque romantique, considère le plan de Texeira (aujourd’hui conservé au museo de Historia de Madrid) comme un document d’une valeur exceptionnelle tant par l’exactitude des relevés que par la qualité de l’estampe réalisée en perspective cavalière[8].
C’est donc dans le secteur oriental de la ville que la noblesse édifiera ses nouvelles demeures, dans des espaces plus aérés et plus arborés que ne l’était le centre historique : ainsi le comte de Maceda, le comte de Monterrey, le marquis d’El Carpio ou encore le duc de Medinaceli qui érigea sa splendide demeure à l’emplacement de l’actuel Hôtel Palace. Comparée à ces parages bien ventilés et ceints de parcs, la vieille ville avait un aspect un peu désuet, même si l’alcázar avait été remanié à plusieurs reprises, notamment sous Charles Quint puis sous son fils.
A la mort de Charles II [règne : 1665-1700] qui succéda à son père Philippe IV, la superficie de Madrid intra muros atteignait 500 hectares.
I.4 Le Madrid versaillais de la nouvelle dynastie
Signé en 1714 par la France et l’Autriche, le Traité de Rastatt qui mit fin à la longue Guerre de succession du Royaume d’Espagne, permit l’émergence d’une nouvelle dynastie qui changera radicalement le visage de Madrid. Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, hérita du Trône suite au testament du dernier Habsbourg, Charles II, qui était mort sans descendance. En découvrant sa capitale, Philippe V ne cacha pas sa déception. Il fera tout pour l’améliorer.
Madrid, qui comptait alors quelque 100 000 habitants et avait en partie rattrapé son retard sur Séville, était resté une ville immergée dans la ferveur catholique populaire. Si l’on en croit divers décomptes, notamment ceux de María Isabel Gea Ortigas[9], en dehors des chapelles, hospices et sanctuaires, Madrid comptait, au seuil du Siècle des Lumières, pas moins de 75 églises ou couvents, dont 45 consacrés au culte marial, lequel avait été réactivé un siècle et demi plus tôt par les décrets du concile de Trente.
Guidé par un souci d’ordre et d’hygiène, le premier Bourbon entreprit de moderniser la ville et de rationnaliser l’espace urbain. Ainsi, construite par l’architecte Pedro de Ribera à proximité du palais de Liria, résidence de la famille d’Albe, la caserne baroque dite du Conde Duque hébergera le gros des troupes royales. Après 1720, estimant la nouvelle dynastie définitivement affermie sur le Trône d’Espagne après sa victoire sur les prétentions de l’archiduc Charles de Habsbourg qui avait établi fugacement sa Cour à Barcelone, la noblesse et notamment les membres de la Grandesse recommencèrent à construire des palais. Après la relative austérité architecturale des représentants de la Maison d’Autriche, l’heure de la splendeur de l’architecture civile allait sonner. Des demeures aristocratiques s’égrènèrent le long de la calle de Alcalá, comme celle du comte de Goyeneche (dont le palais deviendra en 1744 l’Académie royale des Beaux arts, jusqu’à aujourd’hui) ou de celle du duc de Santoña, actuelle Chambre de Commerce ; même chose le long de la carrera de San Jerónimo qui relie la puerta del Sol à un palais du Buen Retiro qui, à l’avènement des Bourbons, avait déjà perdu beaucoup de son lustre.
Une mentalité rationaliste parcourut alors la capitale. L’ingénieur d’origine allemande Teodoro Ardemáns, auteur de divers traités théoriques, fut chargé par la Couronne et les autorités municipales d’édicter de nouvelles normes d’urbanisme : numérotation des demeures, lutte contre l’incendie, adduction d’eau, voies de circulation, trottoirs, égouts, etc. Mais la mentalité scientifique n’excluait nullement les préoccupations de faste. Ainsi Philippe V demanda-t-il à ce même Ardemáns de lui construire à Ségovie le nouveau palais de la Granja de San Ildefonso. A mesure que se déroulait son règne (à ce jour le plus long de l’histoire de l’Espagne : 1700-1745), Philippe V mit en concurrence architectes italiens et espagnols, notamment après une catastrophe qui aura une grande importance dans l’histoire de Madrid : l’incendie de l’alcázar.
Dans la nuit de Noël 1734, en effet, disparut dans les flammes la vieille demeure royale d’origine musulmane et plusieurs fois rénovée dans le goût des Habsbourg, notamment par les architectes de Charles Quint, Luis de la Vega et Alonso de Covarrubias – qui aménagèrent deux cours intérieures, la Sala de la Reina et la Torre de Carlos I° -, puis par Juan Bautista de Toledo que Philippe II avait chargé d’édifier la Torre Dorada, la Casa del Tesoro et les Ecuries royales, autant d’édifices dont il ne reste rien aujourd’hui. Par-delà la catastrophe que cet incendie représenta et la perte de trésors artistiques – plusieurs toiles de Velázquez scellées dans les murs, des bulles papales et des bijoux en quantité – la famille royale qui séjournait cette nuit-là au Retiro, s’en sortit indemne. Après avoir hésité sur l’emplacement du futur palais royal, Philippe V décida finalement de le faire édifier sur les ruines de l’alcázar, et c’est d’Italie qu’il décidera de faire venir l’architecte de la reconstruction d’un palais dans lequel il n’aura pas le bonheur de séjourner car il décèdera peu avant son inauguration.
Le plan initial de Filippo Juvara était d’une magnificence insensée : le palais ne devait-il pas mesurer près d’un kilomètre de long ? A la mort de Juvara, c’est son assistant Giambatista Sachetti qui lui succèda. Le fait que Sachetti cumulait la charge d’architecte du roi et de directeur de l’Académie royale des Beaux-arts rend compte du souci, conforme à l’esprit des Bourbons de France, de lier urbanisme, architecture et enseignement des arts plastiques et décoratifs. Le palais royal aura finalement des proportions plus raisonnables : un quadrilatère de 140 m de côté auquel Charles III suggérera d’adjoindre deux ailes qui devaient encadrer la place d’armes (armería). Cinq ans après l’incendie, le chantier s’ouvrit avec la participation de l’architecte espagnol Ventura Rodríguez. Le palais de pierre blanche offre un mélange équilibré de baroque et de néo-classique avec sa succession régulière de pilastes et de colonnes, une balustrade couronnant l’ensemble en prolongeant les éléments verticaux des façades. Madrid doit également à Sachetti deux avant-projets qui ne virent pas le jour de son vivant : la cathédrale de la Almudena et surtout l’idée novatrice d’un viaduc qui devait prolonger l’actuelle calle de Bailén en bordure du nouveau palais royal.
Palacio real, façade nord depuis les jardins de Sabatini |
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Doc. 4 Palacio real, façade est
Mis en concurrence avec les bâtisseurs italiens choyés par la nouvelle dynastie, un Espagnol parvint à tirer son épingle du jeu. Pedro de Ribera, qui édifia la caserne du Conde Duque mentionnée plus haut, sera le grand architecte de la seconde moitié du règne du premier Bourbon. Mais c’est surtout sous l’égide du corregidor municipal, le marquis de Vadillo, que Ribera travaillera. Disciple d’Ardemáns et de Churriguera, Ribera est souvent présenté comme le maître du « baroque exalté madrilène ». S’il laissa dans le paysage de la capitale plusieurs édifices séduisants, d’autres seront démolis dès que la mode du néo-classique aura supplanté le courant baroque. Parmi les chefs d’œuvres de Ribera, citons le pont de Tolède – livré en 1724 avec ses statues de San Isidro et de son épouse María de la Cabeza – ou encore l’hospice royal, construit deux ans plus tard, siège de l’actuel museo de la Historia de Madrid. Conçue comme un retable, sa façade est divisée en deux parties qui prennent vie grâce au mouvement de rocailles qui, dans une scénographie impressionnante, lui imprime un rythme ondulatoire et ascensionnel. Ainsi le regard est-il conduit par les statues exécutées par Juan Ron jusqu’à la niche où trône une statue de saint Ferdinand, saint patron du souverain Ferdinand VI. Cette entrée monumentale et celle de la caserne du Conde Duque du même architecte constituent, avec le portique de San Pedro sur la gran Vía, les plus beaux exemples du baroque madrilène, parmi les rares que la capitale a su conserver[10]. Il travailla également aux chantiers des nouvelles « portes de la ville » (Hierro et San Vicente, qui étaient purement décoratives), à l’éclairage public par réverbères à huile, au pavement des voies, à l’adduction d’eau et aux façades des Académies royales de la Langue et des Beaux-arts.
Avec toute la prudence qu’il convient d’observer quand on se livre à des comparaisons à caractère chronologique, son œuvre de bâtisseur est, pour Madrid, d’une importance comparable à celle qu’avait réalisée Juan Gómez de Mora cent ans plus tôt.
Succédant au bref règne de Ferdinand VI [1746-1759], son demi-frère Charles III, précédemment roi de Naples et de Sicile, restera dans l’histoire comme el mejor alcalde de Madrid. Esprit des Lumières, inspiré par des préoccupations scientifiques, il chargea l’autorité municipale de faire établir entre 1749 et 1774, la Planimetria de Madrid, premier cadastre de la capitale, riche de 557 plans d’ilots et de la description de 7 800 demeures.
Tout au long du demi-siècle qui comprend le règne de Charles III [1759-1788] et la fin de l’Ancien Régime en la personne de son fils Charles IV [1788-1808], quatre urbanistes donnèrent la mesure de leurs talents. Trois Espagnols (Hermosilla, Ventura Rodríguez et Villanueva) et un Italien, Sabatini.
On doit à José de Hermosilla le plan de l’hôpital général qu’achèvera Sabatini (aujourd’hui musée Reina Sofia) et celui de la basilique San Francisco el Grande à la sobre façade néo-classique dont la coupole de 33 mètres de diamètre est la troisième de la chrétienté après Saint-Pierre de Rome et Saint-Paul de Londres. Mais surtout, dans le contexte de la question urbaine, il aménagea le Salón del Prado, longue promenade plantée d’arbres qui jouxtait le palais du Retiro et le jardin botanique. Cette voie relie l’actuelle gare d’Atocha à la plaza Cibeles et à la puerta de Alcalá. Et c’est lui qui dessina plusieurs fontaines encore en usage aujourd’hui.
Son coreligionaire Ventura Rodríguez fut l’ultime représentant du baroque tardif madrilène. Apprécié par Juvara et Sachetti pour ses talents exceptionnels de dessinateur, il dirigea la Section d’Architecture de l’Académie des Beaux-arts et fit les plans de la chapelle du palais royal et de l’église San Marcos. En outre, le roi le chargea de contrôler les budgets des chantiers municipaux de l’ensemble du territoire… en quelque sorte une Cour des Comptes à lui tout seul ! Il travailla également à la réforme du palais Liria de la Maison d’Albe et construisit le palais du comte d’Altamira (calle Flor alta, 8). Cependant, très affecté par une disgrâce royale aux motivations restées obscures, il ne put achever la porte d’Atocha. Mais, revanche posthume, lorsqu’en 1992 la gare à grande vitesse fut édifiée, on lui donna le nom de « puerta de Atocha » en souvenir de celle qu’avait édifiée Ventura Rodríguez mais qui avait été abattue. Dans le prolongement de cet axe, il aura également réalisé dans les années 1780 les trois fontaines les plus emblématiques de Madrid : celles de Cibeles, de Neptuno et de l’Alcachofa[11].
Son grand rival, l’Italien Francisco Sabatini, qui avait été l’architecte du souverain quand celui-ci s’appelait Charles VII de Naples, sera le principal artisan de l’achèvement du nouveau palais royal dont l’inauguration en 1765 signa l’arrêt de mort du palais du Retiro. Sabatini construisit également la real casa de la Aduana (siège de l’actuel ministère de l’Economie) dans cette calle de Alcalá au milieu de laquelle il édifia la porte du même nom, sans doute son œuvre la plus emblématique. Il dirigea également plusieurs autres chantiers : le jardin botanique, la puerta de San Vicente et, tout près du palais royal, la demeure du marquis de Grimaldi que Manuel Godoy, qui deviendra le favori de Charles IV, saura décorer avec la prétention d’un parvenu. Enfin, Sabatini reconstruisit la plaza Mayor après l’incendie dévastateur de 1790. Sur le plan de l’aménagement urbain, il se sera attaché, à la suite d’Ardemáns, à rénover le pavement et les égouts de toute la zone centrale de la capitale, l’un des problèmes récurrents depuis le Moyen Age ayant été la déplorable hygiène publique et les cruels épisodes épidémiologiques qui en résultèrent.
Le bâtisseur dont l’œuvre marqua le plus nettement la victoire définitive du néo-classique sur le baroque est Juan de Villanueva, l’architecte de la fin de cet Ancien Régime qui ne résistera pas à l’invasion napoléonienne. Parce qu’il plaça délibérément son art dans le sillage des artistes du premier Siècle d’Or que furent Juan Bautista de Toledo et Juan de Herrera, on peut considérer qu’il est le premier « bâtisseur historiciste » de la capitale, inaugurant une pratique volontiers passéiste qui caractérisera l’architecture madrilène… jusqu’au début du XXe siècle ! Très symboliquement, c’est à lui qu’on confia d’ailleurs l’entretien de l’Escorial. A Madrid, il s’empressa de détruire la splendide porte de l’Académie royale des Beaux-arts que Ribera avait dessinée dans son inimitable veine baroque et surtout, en 1787, il livra à Charles III, donc un an avant la mort du roi, le cabinet des sciences naturelles que le souverain lui avait commandé pour y exposer la flore des Indes. Ce bâtiment, appelé aujourd’hui encore edificio Villanueva, et qui deviendra en 1819 le musée du Prado, est un modèle de rigueur rectiligne et de symétrie édifié en granit et en pierre blanche avec des rehauts de brique. Dans la même veine néo-classique il conçut l’observatoire astronomique et les jardins du Retiro qui entourent celui-ci. Enfin, il acheva la reconstruction de la plaza Mayor que Sabatini avait relevée de ses ruines.
Le Siècle des Lumières s’achèva donc sur le triomphe du néo-classique, un style qui, mâtiné de style Empire, était également en vogue dans la France du « roi intrus » que sera Joseph Ier [règne : 1808-1813]. Le néo-classique qui peu ou prou sera dominant dans toute l’Europe entre 1750 et 1830, marque un retour à l’esthétique antique qui avait fait la gloire du classicisme et dont l’abandon avait mené aux excès du rococo. Pas à Madrid, en tout cas, où le style rocaille n’eut guère de succès. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les découvertes des ruines de Pompéi et d’Herculanum puis les écrits théoriques de l’Allemand Winckelmann sur l’idéal d’impavidité de la statuaire grecque, orientèrent puissamment le goût des architectes européens au moins jusqu’au Romantisme[12]. Depuis Paris (Chambre des députés, église de La Madeleine) jusqu’à New York (Wall Street) ou Washington (la Maison blanche), les grandes métropoles se peuplèrent de bâtiments pourvus de tympans triangulaires, de colonnades ioniques ou doriques et de ces inévitables marches d’escalier qui mènent au seuil de l’édifice comme à un sanctuaire. A Madrid, conformes au néo-classique seront les théâtres stables : d’abord celui des Caños del Peral puis celui du Príncipe, aujourd’hui Teatro Español sis sur la place Santa Ana ; de même les arènes, actives entre 1749 et 1874 près de la puerta de Alcalá ; tout comme les grandes promenades arborées du paseo de las Delicias, du paseo de Santa María de la Cabeza et de la ronda de Atocha qui convergeaient vers l’ancienne puerta de Toledo et la puerta de Atocha.
Dans ce contexte de rivalité intense entre architectes italiens et espagnols et théoriciens allemands, rares furent les Français qui parvinrent à s’exprimer dans l’espace madrilène. Jacques Marquet fut de ceux-là, mais au milieu de grandes difficultés. L’hostilité populaire à l’idée qu’un Français puisse, au prix de la destruction d’une quarantaine de maisons, diriger le chantier de la casa de Correos de la puerta del Sol (siège actuel du Gouvernement autonome), colporta la rumeur selon laquelle le diable était apparu dans les fondations, menaçant du feu éternel tous les ouvriers qui travailleraient avec ce gabacho. La plupart des maçons abandonnèrent Marquet, lequel n’eut d’autre solution que de recourir aux bons offices d’un religieux, le père López. Ce dernier bénit le chantier selon le rituel local et les travaux purent reprendre…
C’est sous l’impulsion des Bourbons d’Espagne que Madrid se dotera des premiers bâtiments préindustriels, dans un esprit proche de celui qui, en France, avait inspiré le grand Colbert, contrôleur général des Finances et secrétaire d’État de la Maison du Roi.
Cette mainmise de la Couronne sur les corporations artisanales déboucha sur la fondation de l’Académie des Beaux-arts et de plusieurs manufactures royales. A la suite de la manufacture des Tapisseries de Santa Bárbara, créée à l’initiative de Ferdinand VI, et de celle des Horloges qui connut une existence très brève, plus brillant sera le destin de celle d’Orfèvrerie, populairement connue sous le nom de platerías Martínez, du nom d’un célèbre orfèvre aragonais. Enfin, joliment surnommée La China en raison du style des motifs décoratifs utilisés, la manufacture des Porcelaines fut dans un premier temps prestigieuse avant de connaître une fin dramatique : édifiée dans le parc du Retiro, elle fut entièrement dévastée à la fin de la Guerre d’Indépendance, d’abord par les hussards du maréchal Murat qui l’utilisèrent comme caserne, et plus encore par les troupes de Welligton qui vit là l’occasion rêvée d’éliminer une China qui concurrençait l’exportation de la porcelaine anglaise ! Elle renaquit toutefois de ses cendres à la Moncloa pendant quelques décennies sous Ferdinand VII. Mais le panorama du Madrid pré-industriel serait incomplet sans la mention des ateliers d’imprimerie Ibarra qui, à la fin du siècle, publieront des éditions d’une qualité exceptionnelle, anticipant même certaines innovations techniques de leurs concurrents parisiens : la prestigieuse famille Didot. Enfin, en raison de grandes difficultés pour maintenir la fabrique de verrerie sur le site madrilène de Nuevo Baztán, on autorisa l’officier Buenventura Sit à diriger à la Granja de Ségovie un embryon de manufacture dite de vidrios y cristales destinée, à l’origine, à pourvoir le nouveau palais en fenêtres et miroirs.
Avec l’émergence de ce contexte pré-industriel, la capitale rattrapait en partie son retard sur Barcelone. La cité catalane s’était dotée d’une industrie textile née sous le regard bienveillant des institutions locales – Corts, Generalitat -, activité que la publication des decretos de nueva planta de Philippe V que nous évoquerons ci-desous, ne parviendra pas à freiner.
Comme on l’a dit, au milieu du XVIIe siècle le comte-duc d’Olivares avait fait, à partir du projet du palais du Buen Retiro, émerger un nouveau Madrid à l’est. A sa suite, les architectes-urbanistes du Siècle des Lumières, aussi bien les Italiens Juvara, Sachetti et Sabatini que les Espagnols Hermosilla, Rodríguez et Villanueva, multiplièrent les chantiers dans l’actuel axe Atocha-Cibeles sans toutefois ignorer le casco viejo et la zone historique de la puerta del Sol. En un siècle, un nouveau Madrid était né. Ce rééquilibrage ouest-est se fit au détriment de la zone située au sud du palais royal à cause de l’existence du ravin des Vistillas dont le franchissement en direction de San Francisco el Grande ne sera résolu qu’au XIXe siècle, ère des premières prouesses technologiques.
Doc. 5 Développement urbain de Madrid depuis le XIIIe jusqu’ à la fin du XVIIIe
En résumé, concernant la solidité du titre de capitale de la cité du Manzanares au XVIIe puis au début du siècle suivant, nous avons vu que pendant cinq ans, entre 1601 et 1606, Madrid avait provisoirement perdu son statut. Or il faillit en être de même pendant la Guerre de Succession qui opposa sur tout le territoire les troupes du Bourbon Philippe V à celles de l’archiduc Charles d’Autriche, deux adversaires qui se disputaient le trône d’Espagne. Pendant plusieurs années, en effet, Barcelone avait prétendu devenir « l’autre capitale », celle des nouveaux Habsbourg. La revanche du Bourbon sera sans appel : par mesure punitive, les decretos de nueva planta publiés entre 1707 et 1716 démantelèrent les institutions traditionnelles de la Catalogne et de l’Aragon qui avaient eu le tort de soutenir la cause de Charles.
I.5 Des desamortizaciones à l’ensanche
Un siècle plus tard, le séjour de Joseph Ier au palais royal, lequel dura cinq ans, fut chaotique. Sous la menace constante des forces anglo-portugaises de Wellington, le « roi intrus » dut abandonner sa capitale à diverses reprises et parfois en toute hâte, pour installer sa Cour dans d’autres cités de Castille ou d’Andalousie. Et c’est l’empereur en personne qui fit le voyage de Madrid pour rétablir son frère sur le trône. Et pourtant la marque qu’a laissée Joseph dans le paysage urbain est considérable. On doit à celui que ses ennemis surnommèrent non sans raison el rey plazuelas, d’avoir détruit des quartiers entiers du Madrid de los Austrias constitués de masures insalubres… et de couvents dont le nombre lui paraissait extravagant. En libérant ainsi de grands espaces, il changea grandement la face de la capitale. Citons la vaste plaza de Oriente qui borda désormais la façade est du palais royal jusqu’à l’opéra, et dont l’aménagement raya de la carte une dizaine de rues avec leurs couvents et leurs chapelles ; la plaza San Miguel où se dresse aujourd’hui le dernier marché couvert madrilène à structure métallique ; la plaza Santa Ana derrière la puerta del Sol, où disparut le monastère où Jean de la Croix avait exercé son ministère et où sainte Thérèse avait édifié le couvent des carmélites en 1586 ; ou encore la plaza de España sur laquelle débouche aujourd’hui la gran Via. Pour ce faire, Joseph sollicita les talents de l’urbaniste Silvestre Pérez formé à l’école néo-classique. Dans sa fougue historiciste, celui-ci dessina pour la puerta de Toledo un arc de triomphe en grès, modeste réplique de celui dont, trois ans plus tôt à Paris, Napoléon avait confié l’érection à Jean-Arnaud Raymond et à Jean-François-Thérèse Chalgrin. Le même Pérez fut le premier à rendre techniquement envisageable le viaduc imaginé par Sachetti qui, un jour franchirait la calle de Segovia et le ravin qui sépare la plaza de Oriente de la basilique San Francisco el Grande.
Joseph alimentait sa réflexion urbanistique de connotations symboliques très fortes car son projet envisageait un authentique acte politique : l’union de l’exécutif (le Trône, au palais royal) et du législatif (les Cortes, qui siégeaient alors dans la basilique qui avait changé d’affectation). En termes de politique d’urbanisme, le nouvel axe rêvé par Joseph aurait permis de créer dans la zone noble un axe nord-sud qui aurait fait pendant à celui qui existait déjà dans l’est de la capitale : le noble paseo del Prado né du projet d’Olivares et qu’avait embelli Hermosilla au siècle suivant. Pendant le bref règne du rey plazuelas, la ventilation, facilitée par les nouveaux espaces dégagés, l’éradication de dizaines de corralas insalubres, le transfert de quatre cimetières au-delà du Manzanares et la création de jardinets dans le casco viejo améliorèrent une situation sanitaire déplorable, source d’épidémies de choléra. Au départ de Joseph Ier, qui sera définitif après la défaite de Vitoria du 21 juin 1813, la Guerre d’Indépendance, comme nous l’annoncions brièvement plus haut, aura laissé la zone est de la capitale dans un triste état : le Retiro et sa China dévastés, et le cabinet botanique (futur musée du Prado) abandonné à l’état d’écuries.
Après la parenthèse libérale de 1820-1823 qui s’acheva dans une répression sanglante, le second volet du règne absolutiste de Ferdinand VII [1814-1833] fut accompagné de peu d’innovations urbanistiques remarquables, d’autant que l’indépendance que les colonies des Indes venaient d’arracher à la Couronne avait privé le trésor royal de précieuses ressources. Les chantiers qu’avaient initiés Joseph et son bâtisseur afrancesado furent paralysés, et les seules édifications achevées sous Ferdinand furent l’arc de triomphe de la puerta de Toledo et, en bordure du jardin botanique, le monument aux victimes du soulèvement populaire du 2 mai 1808 où, jusqu’à aujourd’hui une flamme brûle jour et nuit. Les historiens, à bon droit impitoyables sur le bilan de la gouvernance de ce roi-dictateur, sont parfois injustes. Ainsi passent-ils sous silence quelques acquis culturels d’importance : grâce à l’influence bénéfique de sa deuxième épouse, la Portugaise Marie Isabelle de Bragance, Ferdinand VII fit restaurer le cabinet botanique qu’il transforma en musée du Prado qui, riche des collections royales, devint au fil du temps l’une des pinacothèques les plus importantes au monde [13]. De même, il réinstalla la manufacture de la China à la Moncloa. Enfin, dans le contexte de l’aménagement de la plaza de Oriente, il avait promis à sa fille, la petite Isabelle, de doter cet espace noble d’un opéra en remplacement du vieux théâtre des Caños del Peral. Les travaux commencèrent en 1830 mais, faute de moyens, le chantier s’éternisa et c’est en novembre 1850 seulement que la jeune reine inaugura l’édifice. Antonio López Aguado conçut d’abord l’édifice dans la veine néo-classique puis Custodio Teodoro Moreno l’acheva dans le style du romantisme madrilène. D’une capacité de 1 800 places, ce beau bâtiment hexagonal qui occupe 65 000 m² est devenu l’une des meilleures salles en Europe pour l’art lyrique.
Donc, après deux décennies marquées par l’absolutisme et l’ultraconservatisme de son père, et à la suite de la régence de sa mère Marie-Christine prolongée par celle d’Espartero [1833-1843], Isabelle II [règne : 1843-1868] renouvela sa confiance dans les libéraux qui avaient soutenu la Couronne lors de la première Guerre carliste [1833-1840]. Il en sera de même lors des deux autres conflits carlistes en 1845-1849 et en 1872-1876.
Les ministres Juan Álvarez Mendizábal et Pascual Madoz menèrent une politique de désamortissement plus radicale que les premières initiatives prises par Jovellanos sous Charles III, puis par Godoy sous Charles IV (15% des biens du clergé en furent alors affectés), enfin par Joseph Ier. Il faut rappeler qu’à la fin du siècle précédent, la surface totale des propriétés des couvents et des monastères représentait plus de 10% du sol madrilène… Dans les années 30 à 50, sur tout le territoire national, des milliers d’hectares et des centaines d’édifices que les ordres monastiques et le clergé séculier possédaient, furent alors acquis par l’État, par les autorités municipales ou par la bourgeoisie montante. Une fois stimulée chez les aristocrates et les bourgeois cette mentalité jusqu’alors peu développée d’accès à la propriété pour un usage capitaliste des propriétés foncières, l es acquéreurs des biens de main-morte soutinrent les initiatives libérales de la reine et de ses ministres. Rien qu’à Madrid, Mendizábal mit en vente 540 propriétés. Sur les 34 couvents d’hommes qui avaient échappé aux destructions ordonnées par Joseph Ier, 10 furent démolis faute d’acheteurs et 5 restitués. Sur les 31 couvents de femmes, 5 furent acquis, 8 démolis et 18 restitués au Clergé.
Si l’on ajoute à ces données la douzaine d’églises ou de couvents détruits lors de la « Révolution glorieuse » de 1868 qui mettra fin au règne d’Isabelle, on mesure que le XIXe aura vu la disparition d’un très important patrimoine religieux à l’intérêt esthétique inégal et à l’utilité sociale discutable. Il faut dire que dans la décennie qui avait précédé les désamortissements de Mendizábal, les voyageurs étrangers étaient unanimes à témoigner du nombre exorbitant des institutions religieuses au détriment de la surface habitable. Cela dit, cette alternance foncière qui se réalisa lors du passage de la main-morte éclésiastique à la propriété bourgeoise et pré-capitaliste, se traduisit le plus souvent par la simple destruction d’un édifice religieux et sa substitution par un autre à caractère civil. En d’autres termes, le phénomène du désamortissement ne fut pas l’occasion d’une extension de la surface urbaine, exigence qui ne s’imposera aux autorités municipales qu’au début des années soixante.
Pendant tout ce temps, la situation sanitaire de la capitale était restée très précoccupante, notamment dans les quartiers pauvres décimés par le développement de plusieurs graves épidémies de choléra, dont celles de 1834 qui causa près de 6 000 victimes. C’est à l’occasion de cette catastrophe humanitaire que, dans un Madrid où les rumeurs les plus irrationnelles, associées à un fort sentiment anti-religieux allaient bon train, des incontrôlés accusèrent les jésuites d’avoir empoisonné les fontaines publiques afin de propager le virus. Dans la nuit du 17 au 18 juillet, près de cent religieux furent poignardés et plusieurs églises pillées. L’épidémie de 1834 précéda celles de 1854 puis de 1885 qui furent cependant moins cruelles. Tout à la fin du siècle, c’est la variole qui prit le relais.
La seconde moitié du XIXe siècle sera caractérisée par deux traits apparemment contradictoires : d’un côté, rénovation urbanistique avec le colossal projet de l’ensanche qui sera abordé ci-après ; de l’autre, frilosité architecturale avec la persistance d’un néo-classique tardif et le triomphe du style international, notamment parisien. Ces traits annonçaient les temps de l’éclectisme qui ne tarderaient pas à caractériser la capitale. Cela étant, pour la première fois dans l’histoire de la cité du Manzanares, les grands projets étaient exécutés sur plusieurs sites en même temps : axe calle Bailén-basilique San Francisco, évoqué ci-dessus ; réaménagement de la puerta del Sol – où les édifices atteignaient désormais six étages – initié en 1859 par Lucio del Valle qui dut démolir l’église du Buen Suceso alors sise à l’angle calle Alcalá-carrera de San Jerónimo[14] ; non loin de là, élargissement de la calle Sevilla-plaza Canalejas ; enfin et surtout vaste plan d’agrandissement de Madrid, connu sous le nom de « Plan Castro ».
Le 19 juillet 1860, Carlos María de Castro soumit son plan à Claudio Moyano, ministre du Développement et père du système éducatif espagnol, qui le lui avait commandé. La population de Madrid atteignait alors 300 000 habitants. Bien que la politique des plazuelas de Joseph Ier puis la campagne de désamortissements des années 1830-1850 eussent permis de libérer de nouveaux espaces, le Madrid intra muros restait encore circonscrit aux remparts dont Philippe IV avait ordonné la construction en 1625 pour des motifs plus sanitaires et fiscaux que proprement défensifs.
Quelques mois après qu’Ildefons Cerdà fut chargé de l’eixample de Barcelone, Castro envisagea une restructuration de l’espace urbain inspiré de certaines des idées que Georges-Eugène Haussmann mettait en application depuis quelques années à Paris. Celui qui sera nommé par Napoléon III préfet de la Seine entre 1853 et 1870 impliqua notamment dans cet immense projet les ingénieurs Eugène Belgrand et Jean-Charles Alphand. Et c’est en ayant recours aux talents de Jacques Ignace Hittorff que le préfet livra, avec l’extraordinaire place de l’Étoile et ses douze avenues, le paradigme de la « grandeur à la française » si chère au Second Empire. Il serait excessif de prétendre que le souci premier des décideurs qui avaient confié le projet à Castro était d’empêcher l’érection des barricades, même si les mouvements insurrectionnels de juillet 1822, de septembre 1830, de juillet 1834 ou de juillet 1854 (restée dans l’histoire sous le nom de vicalvarada) avaient causé un grand effroi au sein de la classe dominante. Mais par-delà cette préoccupation, moins présente à Madrid qu’à Paris, le projet de Castro répondait à plusieurs critères : volonté hygiéniste pour limiter les risques de contamination et d’épidémies, hauteur respectable des édifices qui pourraient désormais atteindre 20 mètres, excellente qualité du bâti dans un nouveau centre-ville dont les prix d’acquisition ou de loyer repousseraient inévitablement artisans et ouvriers en périphérie, enfin souci de magnificence. L’édification des hôtels particuliers (palacetes) dont la calle Serrano, la calle Goya et le paseo de Recoletos conservent aujourd’hui quelques beaux spécimens, éloignera de facto les classes populaires. Ces dernières furent chassées dans l’extrarradio, notamment vers le sud où les maisons basses, au sol de terre battue, sans eau courante et dépouvues de tout confort, étaient édifiées sans autorisation et dans le plus grand désordre.
Très schématiquement, on peut considérer la gigantesque opération des années 1860-1890 comme une étape décisive dans l’aménagement spatial de Madrid dont on rappellera les phases successives :
-lent développement à partir de la zone de l’alcázar d’un Madrid de l’ouest limité par le lit du Manzanares (période musulmane-Moyen Age-Renaissance] ;
-édification de la nouvelle muraille de Philippe IV et invention d’un Madrid de l’est avec le projet du Retiro d’Olivares (XVIIe) ;
-au terme d’un chantier de 26 ans, construction du nouveau palais royal et parallèlement embellissement par les Bourbons de toute la zone est depuis Atocha jusqu’à la puerta de Alcalá (XVIIIe) ;
-création vigoureuse de nouveaux espaces dans la capitale, initiée par le « roi intrus » et prolongée par les désamortissements [1ère moitié du XIXe] ;
–ensanche [fin du XIXe siècle].
Trois autres opérations d’envergure menées au XXe siècle seront abordées ultérieurement : la Gran Vía, le « Plan Zuazo-Jansen » et le « Plan Bidagor ».
Au total, l’ensanche madrilène aura été tout aussi spectaculaire qu’à Barcelone ou encore à Paris où le projet haussmannien aura affecté plus de la moitié de la surface habitable. Le « plan Castro » se proposait, par une conception orthogonale dite hippodamienne[15] du découpage par rues et avenues, d’accroître la surface intra muros de 2 000 hectares dans trois directions : d’une part vers le sud, mais surtout vers le nord et le nord-est, de part et d’autre de l’actuelle Castellana qui, à l’époque de Castro n’existait pas et se réduisait au modeste et charmant paseo nuevo de las Delicias de la Princesa.
Le noyau de l’opération étant la puerta del Sol, ainsi consacrée dans son statut d’hyper centre-ville, du coup le seuil de l’ancienne Poste édifiée par Jacques Marquet deviendrait le kilomètre zéro de toutes les routes d’Espagne. En direction du nord-ouest, l’axe rejoindrait le nouveau quartier résidentiel d’Argüelles par les actuels paseo de la Reina Victoria et les calles Raimundo Fernández Villaverde, Joaquín Costa, Francisco Silvela, Doctor Esquerdo et Princesa. Vers l’est, il s’agirait de l’ensemble de la zone située au-dessus du parc du Retiro dessiné dans les années 1630 par les Italiens Lotti et Crescenzi et qui avait perdu la quasi totalité de ses édifices palatins. C’est Isabelle II qui finira par transformer toute cette zone arborée en parc public, préservant ainsi ce qui, historiquement sera le second « poumon » de la capitale, après la Casa de Campo.
Sur le plan urbanistique, il s’agissait, comme à Barcelone, de la répétition sérielle d’îlots [manzanas] de 113 m x 113 m, avec des biseautages à 45° dessinant des placettes circulaires. Cela pour favoriser d’une part le déplacement des habitants et le commerce de proximité, et d’autre part les virages pour les véhicules à vapeur qui n’allaient pas tarder à envahir l’asphalte madrilène. En effet, le premier règlement de conduite automobile ne sera-t-il pas publié en 1907 par le maire Eduardo Dato ? Quant aux rues, qui se coupaient à angle droit, elles seraient larges de 20 à 60 mètres. Enfin, à l’intérieur de chacune des unités d’habitation on ménagerait des espaces verts.
Doc. 7 Schéma d’origine des ilots de l’ensanche : zones vertes = jardins intérieurs / zones orangées = bâti
Toutefois, les phénomènes de spéculation immobilière entraînèrent une réduction inexorable de la surface verte. Réclamé avec insistance par les investisseurs de la bourgeoisie triomphante du règne d’Isabelle II, l’assouplissement des contraintes du « Plan Castro » sera avalisé par un décret signé dès 1864 par le premier ministre conservateur Cánovas del Castillo. En outre, les propriétaires étaient d’autant moins sensibilisés à la nécessité des espaces verts et des jardins intérieurs que la quasi totalité des nouvelles demeures étaient louées, donc non occupées par les acquéreurs. On est bien là dans une logique de rentabilité des investissements.
Même si Madrid connut avec retard les effets de la révolution industrielle, il ne pouvait échapper aux nouvelles technologies. En 1851, soit près de trois décennies après l’inauguration de la ligne anglaise Stockton-Darlington (1825) puis de la ligne française Saint-Etienne-Andrézieux (1827) fut inaugurée la ligne Madrid-Aranjuez – joliment surnommée depuis, el tren de la fresa – deuxième ligne nationale après Barcelone-Mataró (1848). Pour la réaliser, le marquis de Salamanca avait déjà sollicité les talents d’un jeune ingénieur prometteur, Carlos María de Castro. Et c’est encore l’auteur de l’ensanche qui, en 1854, avait été chargé de déterminer le point où le chemin de fer devait franchir la frontière portugaise.
Madrid faisait à son tour irruption dans les vertiges de la modernité. L’accès aux différents points de la nouvelle ville tentaculaire serait facilité par le tramway dont la première ligne Sol-Salamanca fut ouverte en 1871, en attendant le creusement du métro madrilène qui naîtra un demi siècle plus tard. Quant au problème de l’adduction d’eau, récurrent et dramatique dans l’histoire de Madrid, il sera résolu par l’inauguration du canal dit d’Isabelle II. Long de 77 km, il apporta aux Madrilènes l’eau d’un affluent du Jarama, la généreuse rivière Lozoya qui sourd dans la sierra de Guadarrama. Jusque-là, avant que le chef du gouvernement Bravo Murillo ne signât le décret de construction du canal, la distribution de l’eau était assurée par les porteurs d’eau qui venaient remplir leurs jarres auprès des 77 fontaines publiques. Quant aux rues des quartiers de l’ensanche, elles seraient désormais éclairées par des reverbères au gaz qui remplacèrent progressivement les réverbères à l’huile vieux d’un siècle. C’est alors que, dans le Madrid d’Alphonse XII [règne : 1875-1885] puis de sa veuve la régente Marie-Christine [1885-1902], le métier de sereno[16] remplaça progressivement celui d’aguador.
II 1880-1930 : un demi-siècle d’éclectisme
Affirmons-le d’emblée avant de le démontrer : d’un point de vue architectural, le bilan madrilène du demi-siècle fut caractérisé par le triomphe de l’éclectisme, chaque architecte s’exprimant selon ses propres inspirations ou fantaisies, en dehors de toute ligne directrice.
Le nom de Narciso Pascual y Colomer, premier directeur de l’Ecole supérieure d’Architecture de Madrid est attaché à l’édifice des Cortes de la carrera de San Jerónimo. Ce palais de la représentation nationale avait été construit sur un terrain appartenant au couvent du Saint-Esprit, à quelques centaines de mètres de l’église de San Jerónimo que Colomer avait lui-même restaurée dans un style néo-gothique quelque peu flamboyant. On lui doit aussi le palais du marquis de Vista Alegre et surtout celui de José de Salamanca y Mayol (aujourd’hui siège de la banque BBVA), personnalité hors normes dont il faut brièvement évoquer la trajectoire.
Une fois le « plan Castro » rendu public, Salamanca, ancien député libéral de Málaga et aventurier de la finance, proposa à Isabelle II le projet d’un quartier nouveau, proche de la puerta de Alcalá, composé de 350 demeures réparties en ilots de 10 édifices. L’édification de ce vaste complexe immobilier fut délicate car toute la zone qui longeait la Castellana correspondait au lit d’un ruisseau recouvert mais qui provoquait des infiltrations fréquentes, ce qui nécessita des fondations solides et la mise en place de plusieurs collecteurs d’eau. Salamanca fit fortune dans le chemin de fer, la banque, les spectacles et l’immobilier, mais après avoir été l’homme le plus riche d’Espagne, il risqua des investissements hasardeux et mourut dans le dénuement. Á la différence de ses contemporains américains comme Cornelius Vanderbilt, capitaine d’industrie avisé qui devint l’homme le plus riche du monde, Salamanca ne sut pas rendre sa fortune pérenne. Quoi qu’il en soit, au début du XXe siècle, la Mairie donnera son nom à l’ensemble de l’arrondissement qui, avec ses calles Serrano, Príncipe de Vergara, Claudio Coello, Juan Bravo, Jorge Juan, Lista et Ortega y Gasset, a été et reste le plus distingué de la capitale.
Tout près de là, à l’angle du paseo de Recoletos et de la calle de Alcalá, le marquis de Linares confia en 1877 la construction de son palais à Carlos Colubí qui suivit à la lettre les plans du Français Adolphe Ombrecht. Ce palais deviendra en 1992 la Casa de América qui organise régulièrement de remarquables expositions sur la culture latino-américaine. Cet alignement progressif des édifices de la fin du XIXe siècle sur le patron du Paris haussmannien constitue un phénomène que l’on décèle également dans l’ensanche que nous venons d’évoquer. Cette tendance au style international persistera jusque dans les années 1920 et même au-delà, souvent à partir d’une base néo-classique, néo-baroque ou néo-gothique, voire en combinant plusieurs de ces styles. Il en fut ainsi des édifices prestigieux construits à la fin du siècle et au début du suivant, comme le Sénat (1888, Emilio Rodríguez Ayuso, plaza de la Marina), la Real Academia de la Lengua (1891, Miguel Aguado de la Sierra, calle Felipe IV, 4), la Banque d’Espagne (1891, Eduardo de Adaro, paseo del Prado, 2), la Bibliothèque Nationale (1892, Francisco Jareño, Recoletos, 22), la Bourse (1893, Enrique María Repullés, plaza de la Lealtad) ou encore le Ministerio de Fomento (1897, Ricardo Velázquez Bosco, calle Infanta Isabel, 2) qui, fièrement couronné de ses deux pégases, est devenu le ministère de l’Agriculture. Citons de même le Casino de Madrid (1911, Alcalá 15), le club le plus sélect de la capitale dans la bibliothèque duquel seront tournées en 1986 plusieurs scènes du film Le nom de la rose, et dont l’achèvement avait été différé par les incessantes hésitations de ses capricieux sociétaires : parfait spécimen d’éclectisme, le casino aboutira finalement à la synthèse de plusieurs projets dus au Français Farge et aux Espagnols Acebo, Luis Esteve et López Salaberry ; enfin, la même année, fut inauguré l’édifice Metrópolis à l’angle de la gran Via et de la calle Alcalá, 49, commencé par Jules et Raymond Février et achevé par Luis Esteve.
Ce style spectaculaire et grandiloquent, le plus souvent servi par une pierre blanche ou gris clair (sauf la Real Academia), fut conforme à l‘esprit que les derniers Bourbons du siècle, Isabelle II, son fils Alphonse XII, enfin la régente-veuve Marie-Christine, cherchèrent à insuffler à la capitale.
Dans ce contexte, le cas du marquis de Cubas peut apparaître comme singulier : à une époque où le conflit d’intérêts n’était manifestement pas répréhensible (sic), il cumulait les fonctions de maire de Madrid et d’architecte municipal ! Cubas puisait son inspiration dans l’héritage néo-classique (le musée ethnologique, ainsi que le palais Arenzana, aujourd’hui ambassade de France) mais plus encore dans les leçons du Français Viollet-le-Duc (1814-1879), célèbre théoricien et restaurateur de monuments médiévaux dont les thèses néo-gothiques connurent un immense succès en Europe et aux Etats-Unis. Or, comme le prolongement sud de la calle Bailén par le viaduc entraîna la démolition de l’église Santa María de la Almudena, cette disparition du plus ancien édifice chrétien de la capitale ainsi que celle du tout proche palais du comte de Malpica, dégagèrent le vaste périmètre de la place d’armes. C’est à l’extrémité de celle-ci que le marquis-maire ouvrit le chantier de la future cathédrale face au palais royal.
Conçue en 1883 dans une veine néo-classique, la première cathédrale de l’histoire de Madrid[17], modifiée en 1957 par Fernando Chueca dans l’esprit néo-gothique, ne sera achevée qu’à la fin des années 1980 avant d’être sanctifiée par Jean Paul II en 1993. D’une certaine manière, cet acte urbanistique fort, qui invitait l’Eglise et le Trône à se côtoyer, était un écho, mais dans une vision politique différente, du projet de l’axe palais royal-Cortes de San Francisco. Caressé par Joseph Ier soixante-dix ans plus tôt, ce rêve avait avorté en raison de la modestie du budget d’un pays déchiré par la Guerre d’Indépendance. Finalement, c’est en 1874 que le viaduc, qui avait été envisagé par Sachetti puis par l’architecte afrancesado Silvestre Pérez, fut réalisé en bois par l’ingénieur municipal Eugenio Barrón. Cet ouvrage d’art de 120 m de long qui s’élevait à 23 mètres au-dessus de la calle Segovia constitue l’une des premières prouesses technologiques de la capitale. Reconstruit en béton en 1934 puis malmené par les bombardements franquistes, il fera l’objet de nouveaux aménagements à la fin de la dictature[18].
Succédant à Pascual y Colomer à la tête de l’Ecole d’Architecture de Madrid, Manuel Aníbal Álvarez Amoroso – fils d’Aníbal Álvarez Bouquet, avec qui il ne faut pas le confondre – puisa à plusieurs sources pour réaliser l’enceinte du Sénat et deux palais du centre-ville : celui d’Abrantes (calle mayor, 86) et le tout proche palais Gaviria (calle Arenal, 9) aujourd’hui transformé en discothèque ! Au cours des mêmes décennies, faisant concurrence aux prétentions parisiennes des grands édifices publics et aux références néo-classiques ou néo-gothiques des demeures aristocratiques du centre-ville, d’autres styles tentèrent de s’imposer dans un Madrid où, faute de plan directeur, tout semblait permis.
II.1 Le néo-mudéjar et le phénomène des colonias
On doit à l’architecte Emilio Rodríguez Ayuso d’avoir été l’initiateur du courant néo-mudéjar avec les arènes de 1874 qui se trouvaient à l’emplacement actuel du palais des Sports de la plaza Goya. Détruites en 1929, elles furent aussitôt remplacées par celles de Las Ventas, édifiées dans le même style par José Espelíu et décorées en azulejos par le céramiste Manuel Muñoz Monasterio. Parmi les autres constructions néo-mudéjars marquantes, citons la Caja de las Alhajas (1875, Fernando Arbós, Plaza San Martín 1, aujourd’hui salle d’exposition de Cajamadrid), les Écoles Aguirre (1884, Rodríguez Ayuso, devenues le centre culturel Casa Arabe, calle Alcalá, 62), les anciennes pompes funèbres Galileo (1907, Martínez Zapata, transformées en centre culturel, calle Galileo, 39),l’Instituto Valencia de Don Juan (1926, Joaquín de Osma, calle Fortuny, 43) ou encore l’édifice industriel ABC-Blanco y Negro, siège du journal jusqu’en 1989, et qui mérite un commentaire.
A la suite de José López Sallaberry qui, en 1899, avait réalisé dans le style néo-plateresque la façade blanche donnant sur la calle Serrano, Manuel Aníbal Álvarez Amoroso signa en 1926 la façade ouest sur la Castellana, aujourd’hui transformé en local commercial haut de gamme. Enfin, on fit appel à Teodoro Anasagasti pour concevoir les ateliers de fabrication du quotidien ABC. Signe de l’intérêt patrimonial manifesté par les décideurs de l’Après-Franquisme en faveur de la sauvegarde des bâtiments de ce style typique de Madrid, plusieurs édifices industriels ont été transformés en centres culturels : les brasseries El Aguilar (rebaptisées Biblioteca Joaquín Leguina), la salle d’exposition Canal Isabel II (tous deux gérés par la Communauté de Madrid) ; la Casa encendida (centre culturel de la banque Cajamadrid) ou encore la seconde manufacture royale des Tapisseries (institution semi-privée) réinstallée calle de Fuenterrabía, dans l’arrondissement de Pacífico ; ou encore les anciens abattoirs du paseo de la Chopera, siège de la Compañía nacional de Danza et d’un nouveau musée botanique.
A notre sens, l’éclosion de l’architecture néo-mudéjar à la fin du XIXe siècle doit être mise en perspective avec les événements internationaux de cette époque. La « Guerre d’Afrique » – terme sans doute excessif ! – qui avait permis aux troupes espagnoles d’occuper en 1859 le nord du Maroc, connut des fortunes diverses. Toujours est-il qu’après la perte humiliante des colonies américaines en 1898, l’Espagne de la Régence de Marie-Christine [1885-1902] dut se replier sur son modeste rêve marocain, ce qu’elle formalisera en 1912 en partageant le Protectorat avec la France jusqu’en 1956, date à laquelle le Maroc obtient son indépendance. Sans en tirer des conclusions hâtives, observons que l’éclosion du courant néo-mudéjar qui, dans l’urbanisme madrilène se confirma au tournant du siècle, est contemporaine de l’aventure espagnole dans le Maghreb, territoire où s’exprimèrent les ambitions puis les frustrations « orientalistes » des gouvernements de la Restauration [1876-1923]. La brique, matière peu coûteuse comparée au granit extrait à grand frais des carrières montagneuses de Collado Villalba, marqua son retour en force au point de devenir un référent identitaire. Au même titre que Toulouse et peut-être plus encore, Madrid mérite le titre de « ville rose ».
Osons un parallèle : cette redécouverte d’une certaine culture castiza à travers le néo-mudéjar peut être perçue comme une réponse madrilène à l’ambitieux mouvement de la Renaixençacatalane qui s’appuyait sur la littérature, l’architecture – d’où les splendeus du Modernisme – et surtout la langue.
Á la frontière est de l’ensanche et assez excentré, le quartier de La Guindalera, situé juste au-dessus des arènes de Las Ventas, offre aujourd’hui encore le souvenir de la fantaisie constructive qui s’empara des bâtisseurs de ce temps. On ne tarda pas à surnommer Madrid moderno ce quadrilatère délimité par la avenida de América et les calles Francisco Silvela et Alcalá où fut construite entre 1890 et 1905 une soixantaine de maisonnettes individuelles pour une clientèle plutôt aisée. Appelées hotelitos, ces petites demeures sont de style néo-mudéjar mâtiné d’Art Nouveau. Pourvues d’une courette intérieure et d’un jardinet donnant accès à la rue, certaines de ces demeures mono-familiales à façade ornée d’azulejos qui comportaient deux niveaux et une cave, étaient surmontées d’une tourelle cylindrique. Parfois, un mirador de plan carré posé sur deux fins poteaux métalliques permettait un regard en plongée sur la ruelle. Ajoutons que la pression immobilière du Tardo-Franquisme joint au faible intérêt des autorités d’alors pour la sauvegarde du patrimoine, autorisa la démolition de plusieurs dizaines d’hotelitos au charme pourtant incontestable. Cela dit, on doit à la vérité de dire qu’aujourd’hui la forêt d’antennes et de paraboles qui couronne les hotelitos enlaidit fâcheusement ce quartier tranquille et pimpant où il fait bon vivre[19]. Au tournant du siècle, ce retour inattendu et revisité de l’architecture d’un XIIIe siècle qui avait vu se dresser dans le ciel de la Villa les clochers-tours de San Pedro et de San Nicolás, peut surprendre. Relecture nostalgique d’un patrimoine médiéval qui, pourtant, avait moins marqué le paysage castillan qu’en Aragon, par exemple ?
Quoi qu’il en soit, le quartier Madrid Moderno est un cas singulier dans le Madrid des années 1890-1910 car le néo-mudéjar y a flirté avec un Modernisme catalan tempéré, dans la quête improbable d’une synthèse idéale entre deux styles aussi spécifiques. D’une manière générale, Madrid restera en effet très réticent à adopter stricto sensu les leçons de Gaudí, de Josep María Jujolou de Domenech i Montaner, génies du Modernisme barcelonais, car rarissimes, dans la capitale, sont les édifices authentiquement « modernistes » comme le palais Longoria dont nous reparlerons plus loin. Avant d’y revenir, rappelons que le courant catalan est une des modalités architecturales qui s’exprimaient en Europe au même moment et que l’on peut regrouper sous le label d’Art Nouveau. Vienne et Prague (sous le nom de Sezessionstil) notamment, mais également Paris, Bruxelles et Barcelone, produisirent dans ces années-là des édifices remarquables qui ont résisté à l’épreuve du temps et continuent de faire l’admiration de tous. A Barcelone, parmi d’autres merveilles, citons le Palau de la Música, la Pedrera, le Parque Güell, la Casa Milà ou la Casa Battló.
© Bernard BESSIERE, SLNL, 2013.